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Quand la rage devient une légende contemporaine
Vingt-trois ans après avoir réinventé le film d’infectés avec 28 Days Later, Danny Boyle et Alex Garland reprennent la main sur leur mythe viral. 28 Years Later n’est pas qu’un troisième volet : c’est une reprise à froid qui transpose l’angoisse d’hier dans les fractures d’aujourd’hui, avec l’assurance d’un cinéaste passé maître dans l’art de l’accélération sensorielle et du vertige moral. Sorti en salles le 20 juin 2025, le film a été présenté d’emblée comme l’ouverture d’une nouvelle trilogie, avec un deuxième chapitre déjà calé pour janvier 2026. Le pari est clair : relancer une saga en la déroutant, sans renier sa pulsation originelle.
Au cœur de ce retour se déploie une idée toute simple et très forte : et si, des décennies après l’explosion du virus de la Rage, nous n’étions plus seulement hantés par la contamination, mais par tout ce que la survie a rendu de nous—plus durs, plus religieux, plus fatalistes, parfois plus cruels ? Boyle, qui n’a jamais perdu son goût pour la collision de formes (montage effréné, textures hétérogènes, images trouvées), tord ici la grammaire du film de survie pour la faire passer par une intensité d’instant—des plans qui se jettent sur les visages, une image qui se comprime en format 2,76:1, des variations de vitesse et des ruses de caméra qui rendent la fuite aussi hallucinée que physique. Cette ambition formelle, on le verra, ne tient pas du gadget : elle irrigue la dramaturgie, dessine un paysage mental et moral, et façonne jusqu’au jeu des acteurs.
Une quête d’enfant à l’ère des ossements
Le récit s’ouvre sur Lindisfarne (Holy Island), au large de la côte nord-est de l’Angleterre. Là, dans ce bout de monde tenu par le vent et la marée, une communauté s’est barricadée, convaincue que le salut vient de l’isolement autant que de la routine. Spike (Alfie Williams), douze ans à peine, voit sa mère Isla (Jodie Comer) dépérir. Alors il franchit le pont, transgresse le protocole et part sur le continent chercher de quoi la soigner. À ses trousses, son père Jamie (Aaron Taylor-Johnson), qui n’a pas renoncé à l’espoir et ne veut pas le voir englouti par la « terre ferme ». Leur odyssée les mène à des lieux qui semblent hantés par une religiosité nouvelle—un « temple d’os » où s’agglutinent croyances, superstitions et velléités d’autorité—et croise le chemin d’un médecin Dr Kelson (Ralph Fiennes), ermite secourable dont la science frôle l’utopie amère. S’ils durent, c’est autant contre les infectés—qu’on découvre ici évolués, parfois différents—que contre la violence des communautés humaines, remodelées par les années de pénurie et de peur.
Cette trajectoire initiatique épouse la carte d’un Royaume-Uni fantôme : Northumberland, Yorkshire, abbayes en ruine, forêts sombres et littoraux tranchants. Le film n’en fait pas des cartes postales, mais des zones de résonance. À chaque halte, un choix, un coût, un écart. Et—dans des scènes de train, de pont ou d’abbaye—un sens du piège qui rappelle que la rage est moins un monstre qu’un milieu.
Danny Boyle superstar : le maestro du chaos orchestré
Il faut rappeler qui filme. Danny Boyle, Oscar du meilleur réalisateur pour Slumdog Millionaire (2009), a toujours conjugué énergie pop et désenchantement lyrique : Trainspotting propulsait une jeunesse au bord du gouffre ; Sunshine transformait la SF en prière solaire ; Slumdog dynamitait le mélodrame par la vitesse. Dans 28 Years Later, il retrouve Alex Garland, scénariste de 28 Days Later devenu lui-même cinéaste de premier plan (Ex Machina, Annihilation, Civil War), pour rebrancher la saga sur le présent. La réunion compte : elle signifie moins un geste nostalgique qu’une reprise de laboratoire, où le style Boyle—montage syncopé, ponctuations visuelles, entêtement sensoriel—se met au service d’un conte cruel sur la transmission et la croyance.
Cette alchimie auteuriste, on la sent dans la manière dont Boyle dirige la vitesse : l’action n’est jamais une course vide, mais un accélérateur d’émotions contradictoires (la colère, la honte, la ferveur et la tendresse). Et dans la façon dont il décentre le regard : plutôt qu’un retour aux fondamentaux du siège et de l’évacuation, il impose la perspective fragile de l’enfance, la fatigue d’un père, l’enfermement d’un savant. Bref, un cinéma de la perception autant qu’un film de contagion.
Casting premium : chaque regard compte, chaque souffle tranche
Jodie Comer impose une Isla bouleversante—corps vacillant, volonté intransigeante. Elle joue sur le fil, conjuguant douceur mate et panique rentrée ; son visage est un capteur d’âmes. Aaron Taylor-Johnson compose un Jamie plus ample que le simple père protecteur : stoïque mais vulnérable, il porte une épaisseur de remords qui enrichit le moindre geste d’armes ou d’urgences. Ralph Fiennes, en Dr Kelson, est l’énigme centrale : regard d’acier, phrases qui tranchent, compassion inquiète—un personnage qui convoque l’éthique autant que la survie. Jack O’Connell apporte une dureté sèche, charnelle, à la figure de Jimmy, chef charismatique dont le pouvoir tient autant au verbe qu’au rituel. Et le jeune Alfie Williams, révélation du film, donne à Spike cette intensité têtue, mélange d’obstination, d’innocence et d’adrénaline brute : c’est son film autant que celui de Boyle. Les entretiens que l’équipe a donnés autour de la sortie confirment cette ligne : une expérience de plateau tendue, physique, où chaque comédien a été sommé d’épouser l’angle de la mise en scène et de la caméra.
Erin Kellyman et d’autres seconds rôles densifient encore le paysage humain, sans surlignage. À l’échelle du casting, 28 Years Later réussit ce que beaucoup de suites oublient : dessiner des existences avant d’être des fonctions.
Making-of brûlant : quand un blockbuster se tourne… à l’iPhone
C’est l’une des signatures—et l’un des paris—du film : Danny Boyle et son chef opérateur historique Anthony Dod Mantle (Oscar pour Slumdog Millionaire) ont tourné de vastes pans du film sur iPhone 15 Pro Max, montés en Beastgrip, parfois avec optiques anamorphiques Atlas Mercury 1,5x, épaulés par des rigs Ronin, drones, barres multi-caméras façon bullet-time et toute une panoplie d’outils légers. Résultat : une image ultra-immersive, aux textures variables, combinant hyper-proximité et ampleur panoramique via le format 2,76:1. Cette modularité ouvre des perspectives neuves pour l’action : plans « intra-corporels » au cœur de la mêlée, mouvements impossibles à l’épaule traditionnelle, et une rapidité de déploiement qui colle au récit de fuite.
Mantle raconte aussi avoir confié la caméra aux acteurs à plusieurs reprises, pour que le jeu « contamine » l’image : regard tremblé, respiration captée, errance sensorielle. Dans les forêts de Kielder, sur les falaises du littoral, dans les restes gothiques de Fountains Abbey ou les décombres industriels de Byker Wall, cette cinéguerre légère dessine une terre malade qui n’a pas besoin de surenchère numérique pour inquiéter. Le pari, loin du gadget promotionnel, se ressent dans chaque séquence d’assaut : la caméra est moins un œil qu’un corps.
Nouveau sang
La grande réussite de 28 Years Later tient à son basculement de point de vue. Le film opère moins une surenchère gore qu’un déplacement moral : les infectés évolués y sont menaçants, certes, mais c’est la métamorphose des survivants—leurs convictions, leurs cultes, leurs logistiques—qui donne à l’univers sa densité. L’idée d’un « temple d’os », à la fois décor et système de croyance, dit beaucoup de nos sociétés recalibrées par la peur et la rareté. Le film assume une dimension mythique (presque médiévale par endroits) sans renier le réalisme sale de la franchise.
Sur le plan formel, l’usage assumé du smartphone comme caméra principale n’est pas un gimmick : il renoue avec l’ADN low-fi du premier volet (tourné en DV par Mantle en 2002), mais propulsé dans une autre échelle panoramique et un autre savoir-faire. L’image « pauvre » devenue « riche » fabrique un trouble : ce que l’on voit semble saisi « à vif » tout en s’inscrivant dans une composition ample, quasi-peplum par le ratio. En cela, le film innove dans l’articulation entre fragilité (l’outil, la prise directe, le tremblement) et grand spectacle (chorégraphies d’action, séquences de foule, architecture des lieux).
Musique et bruit du monde qui électrisent la fuite
Le choix musical est décisif : le groupe Young Fathers signe la partition et renouvelle la pulsation sonore de la saga. Leur son—à la fois percussif, chanté, incantatoire—évite la nostalgie et installe une transe qui colle au récit d’errance et de rite. On est parfois à la lisière du sacré profane, là où le chœur semble naître des pas, des halètements, des clameurs. L’énergie des Young Fathers fait office de liant sensoriel entre la rudesse documentaire des images et la dimension rituelle des scènes de foule.
Les acteurs à l’épreuve : chair, sueur et croyances
La direction d’acteurs de Boyle est, ici, une direction d’organes : souffle court, crispations de mains, nuques tendues. Comer fend l’écran par la seule gestion de sa douleur ; Taylor-Johnson est un corps opposé à l’érosion morale ; Fiennes joue la pensée—une intelligence inquiète qui tente de reconfigurer l’éthique à l’aune de la catastrophe ; O’Connell impose une autorité dont le charisme a le goût du sable et du sang. Le jeune Alfie Williams—d’une présence déjà singulière—évite l’angélisme comme le cynisme : il court, tombe, se relève, regarde, et chaque regard est un acte.
Ce qui impressionne, c’est la cohérence du jeu avec la forme : plus la caméra s’approche, plus les comédiens désaccentuent. Le film refuse les surlignages, cherchant au contraire le voisinage des états—l’instant où une certitude se fissure, où un geste parental devient une violence, où la protection devient une croyance dangereuse. Ce naturalisme retenu, dans un cadre spectaculaire, est au fond le pari d’écriture de Garland : maintenir l’humain au cœur, coûte que coûte.
L’Angleterre comme carte mentale
Lindisfarne, Kielder Forest, Fountains Abbey, Aysgarth Falls, Byker Wall : derrière ces toponymes, une géographie dramatique. L’île est une poche de foi et de fatigue ; la forêt, un couloir de bruit ; l’abbaye, un théâtre de rites ; la chute d’eau, une illusion de propreté ; le mur d’habitat, un labyrinthe social. La caméra légère et l’ultra-large format s’emploient à faire du paysage un personnage : l’Angleterre n’est pas décor, c’est la matrice de ce que sont devenus ses habitants. On en sort avec la sensation d’avoir traversé un pays — pas un plateau.
La rage reprend la route
À sa sortie estivale, 28 Years Later a filé droit dans les radars critiques et publics : le film a décroché un score élevé sur Rotten Tomatoes, a été intégré dans plusieurs sélections de « meilleurs films d’horreur de 2025 », et a enregistré un box-office mondial autour de 150,4 M$, confirmant que la franchise possède encore une forte résonance commerciale malgré ses partis pris esthétiques. Côté avenir, Sony et l’équipe créative assument la forme trilogique : le prochain chapitre, 28 Years Later: The Bone Temple, réalisé par Nia DaCosta, est attendu le 16 janvier 2026.
Le buzz s’est matérialisé (déjà)
Il est trop tôt pour les grands prix annuels, mais le film a bénéficié d’un tremplin de distinctions autour de sa campagne : aux Golden Trailer Awards 2025, le matériel promo de 28 Years Later a décroché des trophées majeurs, dont le Best of Show, confirmant la force de son imaginaire visuel avant même la sortie ; par ailleurs, des nominations de mi-année (Astra Awards/HCA Midseason Awards) l’ont signalé dans la conversation critique de 2025. Autant d’indicateurs d’un ancrage culturel au-delà du simple effet nostalgie.
Quand l’ambition frôle la dispersion
Dire que le film est entièrement accompli serait ne pas entendre les critiques formulées. On peut estimer que la structure s’étire un peu, que le milieu tire sur une lenteur « cérémonielle » et que les règles des infectés semblent, par moments, adaptées au besoin de la scène plus qu’à une logique interne stricte. D’autres regretteront de ne pas retrouver la rudesse nihiliste de 28 Days Later—ce noir sans appel. Mais ces flottements relèvent surtout d’un choix : celui de déplacer la saga vers un horizon mythique et émotionnel, où la peur n’est plus seulement un moteur mais une matière.
Un grand film sensitif, une vraie relance de la saga
28 Years Later réussit ce que peu de retours tardifs parviennent à accomplir : réinventer sans redire. En assumant une image hybride (iPhone + anamorphiques + ratio ultra-large), en conférant le centre du récit à un enfant et à une famille, en déplaçant la menace vers les organisations humaines et leurs cultes, Boyle et Garland densifient leur univers au lieu de le diluer. Le jeu est d’une tenue rare—Comer, Taylor-Johnson, Fiennes, O’Connell et Williams composent un ensemble où chaque timbre sert la polyphonie du film. La musique des Young Fathers achève de donner à l’ensemble un rythme cardiaque singulier, entre transe et requiem.
Est-ce innovateur ? Oui, parce que la technologie sert ici un projet de mise en scène (et non l’inverse), parce que la dramaturgie s’autorise un détour par le conte sans trahir le réalisme nerveux de la franchise, et parce que l’Angleterre filmée redevenant carte mentale, on sort avec la sensation d’avoir traversé une légende à hauteur d’homme. Est-ce réussi ? Largement, malgré des aspérités qui font, aussi, la saveur du film. Et la suite, confiée à Nia DaCosta pour janvier 2026, promet de durcir encore la ligne entre rituel et furie. D’ici là, 28 Years Later s’impose comme l’un des films d’horreur marquants de 2025, autant par ce qu’il montre que par ce qu’il invente.
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