
En résumé
Chiwetel Ejiofor nous entraîne dans All Souls, un drame londonien poignant sur la mémoire, la perte et la renaissance. Réalisme, émotion et poésie se rencontrent dans ce portrait d’un immeuble qui devient un monde. Une claque douce et sincère.
Le petit film qui veut parler grand
Il y a des films qui cherchent à épater et d’autres qui préfèrent arracher des vérités à la douleur. All Souls appartient clairement à la deuxième famille. Sous ses atours de thriller urbain et de récit de filature, le film d’Emmanuelle Pickett propose une vision sèche et parfois brutale de la guerre contre la drogue, centrée sur les « petites mains », ces informateurs contraints qui prennent des risques énormes pour des promesses de clémence. Ce cinéma-là n’a pas pour ambition d’éblouir : il veut gratter la peau des choses, exposer la vulnérabilité des corps et la complexité morale de décisions prises à la hâte. Le film, distribué par Lionsgate et porté notamment par Mikey Madison, trouve sa force dans un réalisme austère et une empathie mesurée — parfois à la limite de l’épuisement pour le spectateur, mais toujours honnête.
La nuit où tout bascule
River (Mikey Madison) est une jeune mère qui, déjà rattrapée par des erreurs passées, est poussée dans un rôle mortifère : elle devient informatrice pour la police, infiltrée dans un réseau de trafiquants dirigé par Silas (Gerald « G-Eazy » Gillum). Charge émotionnelle première du film : River protège sa fille Jasmine à tout prix — une logique maternelle qui la contraint à jouer de dissimulation et de cynisme. La mission d’infiltration se révèle rapidement plus dangereuse que prévu : enjeu moral, trahisons, et la tentation d’une sortie qui n’en est jamais vraiment une. La narration, sobre et tendue, déroule une nuit d’opérations et de décisions où chaque geste peut être fatal. Ce résumé ne trahit rien du retournement structurel du film, mais il en dessine l’architecture dramatique: une tragédie minimale, concentrée sur une figure qui, pour survivre, se consume.
Emmanuelle Pickett, une voix qui s’affirme
Emmanuelle Pickett signe ici un film qui s’inscrit dans la lignée des débuts d’auteures qui cherchent à éviter la démonstration pour viser l’expérience vécue. All Souls est présenté comme son long métrage — un projet qui tient d’une volonté de filmer l’urgence et la précarité sans misérabilisme, avec une caméra souvent proche, parfois presque intrusive. Pickett choisit un angle précis : celui de l’individu sacrifié par des systèmes plus vastes — justice, pauvreté, survie. Sa mise en scène évite les effets de style gratuits ; elle préfère le plan court, la focalisation sur le regard et l’économie dialoguée. Le parti pris est clair : la mise à distance ne sert à rien lorsqu’il s’agit d’ausculter la violence ordinaire, mieux vaut s’approcher et rendre compte de la respiration haletante des corps en danger. Les choix de Pickett — casting, rythme, cadre — témoignent d’une réalisatrice soucieuse de précision et d’humanité. Pour qui connaît la difficulté de filmer la nuit et l’espace urbain sans tomber dans l’esthétique policière convenue, ce film est une promesse tenue d’exigence et d’intime.
Performances sous tension
La réussite d’un film centré sur une protagoniste en situation de tornade morale tient d’abord à son interprète. Mikey Madison incarne River avec une ligne claire : la fatigue de la survie, la nervosité contrôlée, la ruse qui n’a plus de place pour la jeunesse insouciante. Son regard est le moteur émotionnel du film ; elle porte la contrainte et la colère sans hystérie, privilégiant la retenue. À ses côtés, la présence de Gerald « G-Eazy » Gillum dans le rôle de Silas est une des curiosités du casting : provenant du milieu musical, il apporte une présence hybride — parfois menaçante par son calme, parfois trop évidente dans ses effets. Le reste du casting, composé de silhouettes parfois plus ambigües que développées, sert l’écosystème dramatique sans jamais écraser la protagoniste. Au final, si certaines performances secondaires manquent d’épaisseur, l’ensemble tient parce que la direction d’acteurs privilégie l’économie et l’observation, ce qui, dans un film de cette nature, est souvent préférable à la démonstration.
Faire le film
Sur la forme, All Souls opère avec une économie de moyens parfaitement assumée. La photographie préfère les lumières urbaines froides et ponctuelles — phares, lampadaires, lueurs de néon — qui découpent les visages et creusent les ombres. La caméra est souvent à hauteur d’épaule, parfois mobile, parfois immobile, selon les besoins d’un plan qui veut capturer la vulnérabilité des corps plutôt que de chorégraphier l’action. Ce traitement confère au film un aspect documentaire à la limite de l’observation clinique : on a l’impression d’être souvent un pas derrière ou un pas devant River, jamais au-dessus. Le montage, resserré (le film dure autour d’1h20 selon les fiches techniques), favorise la tension en éliminant les remplissages ; il construit un tempo nerveux mais contrôlé. Enfin, la bande-son use avec parcimonie des musiques et s’appuie davantage sur un design sonore qui rend compte des respirations, des frottements, des silences lourds — ce choix accentue l’effet d’intimité et d’urgence. Ces options techniques servent le propos : un thriller réaliste et concentré plutôt qu’une superproduction flamboyante.
Modestie et focus narratif
Il serait injuste de chercher dans All Souls une révolution esthétique. L’innovation du film est plutôt d’ordre narratif et moral : centrer complètement le récit sur l’informateur — et donc sur la personne que le système exploite — permet de voir la « guerre contre la drogue » sous un angle rarement traité avec autant d’intimité. Plutôt que d’ériger une intrigue policière vertigineuse, Pickett isole la mécanique de l’exploitation et dévoile ses effets collatéraux. Cette focalisation sur la vulnérabilité et les conséquences humaines (plutôt que sur la réussite d’une opération policière) est, dans son économie, une prise de position : le film dit que les héros sont ceux qu’on oublie. C’est une innovation de posture plus que de forme, subtile mais importante dans le paysage actuel des thrillers sociaux.
Empathie, rythme et direction d’acteurs
Parmi les mérites indéniables d’All Souls, on retiendra d’abord la construction de l’empathie. Le film ne moralise pas lourdement mais réussit à faire comprendre — presque à faire ressentir — la logique adaptative de ceux qu’on contraint à trahir. Ensuite, le rythme compact évite l’étirement inutile et maintient la tension sans donner l’impression d’un exercice de style. Enfin, la direction d’acteurs, qui favorise la retenue et l’observation, permet à certaines scènes de véritablement troubler — des instants où l’on sent le danger sans qu’il n’explose immédiatement, ou des silences qui disent plus que n’importe quelle réplique. Ces qualités convergent pour produire une expérience cinématographique où la modestie devient force.
Caricature, sous-développement et fragilité dramaturgique
Pour autant, All Souls n’est pas exempt de reproches. Le film souffre parfois d’un manque de densité dramatique dans ses personnages secondaires : quelques antagonistes restent des silhouettes sans histoire, et l’on regrette une plus grande exploration des motivations du camp adverse. Par ailleurs, le recours à certaines figures narratives — l’informateur racheté, la menace qui surgit — a des allures de déjà-vu, et Pickett peine parfois à renouveler ces motifs par une dramatique plus imprévisible. Enfin, si l’économie de moyens est souvent vertueuse, elle frôle parfois l’économique au sens fragile : ici et là, on sent que le budget limite des options (construction de sous-intrigues, densification de l’univers) qui auraient pu enrichir le propos. Ces lacunes n’annulent pas les réussites mais elles montrent que le film aurait gagné à creuser davantage ses arrières plans humains et institutionnels.
Où en est All Souls ?
À sa sortie, All Souls a reçu des critiques globalement mitigées à favorables : certains médias louent sa sobriété et sa capacité à rendre visible la fragilité des informateurs, tandis que d’autres pointent ses limites narratives et sa durée ramassée. Sur les agrégateurs, le film affiche un accueil contrasté mais pas déshonorant — il a su trouver un public sensible à son réalisme et à sa cruauté retenue. À propos de récompenses, il n’apparaît pas comme un film auréolé de prix majeurs lors de sa distribution initiale ; sa trajectoire a davantage été marquée par une diffusion en salles puis en VOD/plateformes, appuyée par une campagne de distribution signée Lionsgate et des sociétés de production comme Signature Films. Le bilan festivalier n’est pas central pour ce titre ; sa reconnaissance se mesure plutôt par la qualité de son traitement thématique que par un palmarès.
Un film qui interroge le système sans sermon
Au-delà de son intrigue policière, All Souls fonctionne comme un petit manifeste sur les mécanismes qui transforment des individus en pions : politiques judiciaires, économies de la misère, et stratégies de « réhabilitation » qui s’apparentent parfois à une mise en danger. Le film n’énonce pas des thèses lourdes ; il propose des scènes et des situations qui invitent à la réflexion. En cela, il réussit à faire ce que tout bon film d’engagement doit faire : poser des questions plus que donner des réponses, laisser la matière résonner. Le regard posé sur les informateurs est d’une tristesse lucide : on ne les tient pas pour coupables autant qu’on les tient pour sacrifiables — voilà le constat silencieux du film. Cette position morale, discrète mais puissante, lui donne une profondeur qui dépasse son format de thriller.
Dans la famille des thrillers sociaux
Si l’on cherche des points de comparaison, All Souls emprunte au cinéma social et aux thrillers d’observation (pensons à certains films britanniques contemporains ou à des drames américains réalistes) : ce n’est pas un blockbuster de l’action mais une pièce tendue où l’éthique personnelle pèse plus lourd que l’intrigue spectaculaire. Plutôt que de le noyer sous les références, il vaut mieux souligner qu’il s’inscrit dans une veine déjà parcourue par d’autres films qui tentent d’attraper la vérité dans le détail des vies. Sa singularité tient à son focus sur l’informateur féminin et à la façon dont il réunit l’intime et l’institutionnel dans un même plan.
Sobriété, gravité et promesses d’auteur
Que retenir au terme de ce voyage ? All Souls est un film qui gagne à être vu pour la netteté de son regard et la justesse de son ton. Il n’invente pas le genre, mais il le sert avec honnêteté ; il n’éblouit pas, mais il impressionne par sa constance et sa volonté de creuser la condition des exploités du système judiciaire. Si l’on demande un verdict sans concession : c’est un film nécessairement imparfait — mais nécessaire —, un premier pas assumé d’une réalisatrice qui sait tenir une caméra et mettre en scène la fragilité humaine sans pathos. Pour qui accepte d’être tenu dans l’inconfort, All Souls offre des moments de cinéma qui s’infiltrent et restent. Pour moi, critique, c’est un film qui confirme que la force n’est pas toujours dans l’ampleur mais parfois dans la précision d’un plan et d’un regard.
Recommandations de visionnage
Ce film s’adresse en priorité aux spectateurs qui supportent le cinéma tendu, minimaliste et moralement complexe : amateurs de thrillers sociaux, de portraits féminins sous pression, et d’histoires concentrées sur la survie plutôt que sur le sensationnel. Ceux qui recherchent des effets pyrotechniques ou une intrigue riche en retournements spectaculaires risquent d’être déçus ; en revanche, les esprits curieux trouveront dans All Souls un objet de cinéma digne d’attention, qui parle de la manière dont la société met à l’épreuve ses membres les plus vulnérables.
Un film modeste qui marque par sa sincérité
En clôture, All Souls ne changera pas le canon du thriller, mais il mérite qu’on s’y arrête. Parce qu’il préfère creuser une plaie humaine plutôt que d’en faire un spectacle, parce qu’il mise sur la direction d’acteurs et sur une mise en scène au service de l’observation, il laisse une empreinte. Emmanuelle Pickett montre qu’elle peut tenir un récit serré, que Mikey Madison surprend par la densité de son interprétation, et que le cinéma social continue, grâce à des films modestes mais engagés, à interroger nos responsabilités. All Souls est un film qui chuchote des vérités désagréables et qui — pour cela même — mérite qu’on l’écoute.
Partager cet article :
| Sur le même sujet
| Les plus lus
Soyez le premier à réagir