
Une première prise qui frappe
Dès les premières images, Chocolat affirme sa double ambition : ressusciter un artiste oublié et interroger, par le prisme du spectacle, les ressorts du racisme et de la mise en spectacle des corps. Roschdy Zem fait de la vie de Rafael Padilla — le clown « Chocolat » devenu star de la Belle Époque — un objet cinématographique à la fois somptueux et rude, où la couleur, la musique et le décor servent autant la fête que la plainte. Le film, sorti en février 2016 et produit par Gaumont, a pour atouts immédiats une direction artistique spectaculaire et un duo d’acteurs qui porte le récit : Omar Sy dans le rôle-titre et James Thiérrée en Foottit.
Fulgurance d’une ascension et la chute d’un symbole
Chocolat suit Rafael Padilla — appelé dans le film « Chocolat » — depuis ses origines difficiles jusqu’à son apogée sur les planches parisiennes. Recruté au départ comme « homme de spectacle » dans un petit cirque de province, il forme ensuite un duo marquant avec le clown blanc George Foottit : l’alchimie scénique fait d’eux une sensation et les conduit au Nouveau Cirque de Paris, temple de la Belle Époque. Le film montre l’ascension, le triomphe public, puis la lente dégradation : l’exploitation commerciale, le racisme ordinaire, la tentation de l’argent et l’isolement personnel finissent par briser l’artiste. Roschdy Zem choisit de concentrer le drame sur ce face-à-face entre la scène et l’humiliation, entre l’applaudissement et la caricature imprimée sur les affiches.
Roschdy Zem, de l’acteur au réalisateur qui scrute la mémoire
Roschdy Zem, comédien devenu réalisateur, aborde ici un biopic qui lui permet d’allier sens du détail historique et narration populaire. Connu pour ses films engagés et ses portraits de personnages traversés par l’histoire, Zem réécrit la vie de Padilla en prenant certaines libertés (le film est « librement inspiré » de faits réels) mais en s’attachant à restituer l’atmosphère de la France fin-de-siècle et la violence symbolique que subissait l’artiste noir. Sa mise en scène privilégie la densité visuelle : décors, costumes et éclairages sculptent un monde où la scène n’est pas seulement spectacle mais instrument de pouvoir et d’abaissement. Le réalisateur assume aussi la part romancée — il préfère la fable dramatique aux notes d’archives sèches — pour toucher un public large sans renoncer à la complexité du sujet.
Omar Sy, James Thiérrée et la galerie de soutien
Le film repose sur deux forces centrales. Omar Sy incarne Chocolat avec une présence qui sait être solaire et vulnérable, capable d’emporter une salle comme d’évoquer la douleur intime d’un homme mis en scène pour la raillerie. James Thiérrée, héritier d’une famille circassienne et fils de la tradition pantomime, incarne Foottit avec un mélange de fausse bonhomie et d’ascendant pulsionnel — sa performance lui vaudra d’ailleurs le César du meilleur acteur dans un second rôle. Autour d’eux, la distribution française (Clotilde Hesme, Olivier Gourmet, Noémie Lvovsky, Frédéric Pierrot, Alice de Lencquesaing, entre autres) donne au film son épaisseur sociale : patrons de cirque, mécènes, public et femmes du monde forment le chœur qui applaudit puis dénonce. C’est l’ensemble de ces visages qui transforme la biographie en fresque de société.
Reconstitutions et décors vivants
La fabrication de Chocolat mérite d’être racontée : le film a été tourné dans des lieux choisis pour leur pouvoir d’évocation — lieux de cirque, rues et salons parisiens reconstitués — et s’appuie sur une direction artistique soignée. Les prises de vues ont investi des sites parisiens (dont des façades et plateaux recréant le Nouveau Cirque) et des ateliers de plateau où décors et costumes ont été pensés pour rendre la Belle Époque tactile. Le travail de décor et la minutie des accessoires contribuent à un cinéma du détail — affiches, panneaux publicitaires, éclairage au gaz — qui restitue la modernité et la cruauté d’une époque. L’ambition technique du film se ressent autant dans les scènes de foule que dans les plans plus intimes : tout est calibré pour concilier authenticité et lisibilité dramatique.
Entre faste et dépouillement
Visuellement, Chocolat fait claquer la couleur et les textures : les costumes, la scénographie et le travail lumière créent un rendu pictural qui rappelle les estampes fin-XIXᵉ. La musique, composée par Gabriel Yared, installe tour à tour la célébration et la nostalgie, et le mixage sonore met en avant les bruits de la piste, les rires et les rouages du spectacle. Ces choix artistiques servent la double tonalité du film : d’un côté l’éclat du triomphe, de l’autre l’étrangeté de l’objet-racoleur qui exploite l’image du Noir. La production a ainsi trouvé un juste équilibre entre la beauté visuelle et la vérité historique — même si cette dernière sera discutée par des historiens, comme nous le verrons.
Des acteurs formidables
Omar Sy trouve dans Chocolat un rôle d’une richesse rare : il mêle la joie de jouer, le plaisir de la scène et la désillusion intime, et Sy effectue cette traversée avec une sincérité qui évite l’héroïsation. James Thiérrée, magicien du geste issu de la lignée Chaplin-mime, apporte une tension physique et théâtrale qui a séduit les académies (César du meilleur second rôle). Le reste du casting offre des interprétations mesurées, parfois contenues, qui permettent au duo central de rayonner sans être concurrencé. Les critiques ont largement salué la justesse des performances, notant que l’équilibre entre spectaculaire et discipline dramatique tient en grande partie à la précision des interprètes.
Liberté artistique et anachronismes contestés
Roschdy Zem n’a jamais prétendu faire une biographie documentaire exhaustive ; il adapte, condense et transforme pour les besoins de la fiction. Ces libertés ont été relevées par des historiens et des critiques : certaines situations, chronologies et personnages ont été modifiés ou inventés pour clarifier le récit dramatique. Ces choix narratifs peuvent irriter les puristes de la vérité historique, mais ils répondent à une logique dramaturgique — rendre intelligible un parcours humain et symbolique en deux heures de film. Qu’on le regrette ou qu’on l’accepte, il faut reconnaître que le film a déclenché un débat utile sur la place de la mémoire coloniale et la façon dont le cinéma lui donne forme.
Les chiffres et la prudence des jugements
À sa sortie, Chocolat a suscité un accueil critique majoritairement favorable sur la forme (production, images, interprétations) tandis que certains reproches portaient sur la simplification historique ou la linéarité dramatique. Côté box-office, le film a connu un parcours respectable en France et à l’international, avec un chiffre d’affaires mondial aux alentours de 15 millions de dollars, sur un budget estimé à environ 21 millions — un bilan financier correct mais en-deçà d’un succès massif. Ces chiffres n’enlèvent rien à la résonance culturelle du film : il a relancé l’attention sur Rafael Padilla et provoqué expositions et reprises médiatiques sur le personnage.
Ce que le palmarès a confirmé
Sur le plan institutionnel, Chocolat a été récompensé et nominé dans plusieurs instances. Il a récolté des nominations aux César 2017 (dont Meilleur acteur pour Omar Sy) et a remporté notamment le César du meilleur acteur dans un second rôle (James Thiérrée) ainsi que le César de la meilleure direction artistique (décors), ce qui souligne la reconnaissance portée à la facture esthétique du film. Ces distinctions confirment que, même lorsque l’on discute la forme ou l’exactitude historique, l’industrie a salué la qualité de la production et des performances.
Incountournable
Chocolat est un film qui fonctionne sur plusieurs registres : spectacle, biographie romancée, et prise de conscience historique. Sa réussite tient à la façon dont il équilibre la beauté formelle et la cruauté du propos : l’image séduit, mais ce qu’elle révèle — l’exploitation d’un homme, la mécanique des humiliations, la banalité du racisme — continue de travailler le spectateur après le générique. Le film n’est pas exempt de défauts (simplifications, choix romancés), mais sa puissance plastique et la justesse de ses interprètes en font une œuvre majeure du cinéma français récent, un film capable d’ouvrir des conversations utiles. Pour qui veut voir comment le cinéma peut réhabiliter une mémoire enfouie tout en restant populaire, Chocolat demeure incontournable.
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