
Un retour dans l’ombre signé Burton
Sorti en 2012, Dark Shadows marque une nouvelle collaboration entre Tim Burton et Johnny Depp, un tandem qui a profondément marqué le cinéma fantastique des années 2000. Le film, adapté de la série télévisée éponyme diffusée entre 1966 et 1971, propose un univers gothique, mêlant horreur, comédie et mélancolie. Fidèle à l’esthétique burtonienne, Dark Shadows se déploie comme une fresque sombre et baroque, peuplée de personnages fantasques, d’amours maudites et de sortilèges ancestraux. Mais derrière cette façade lugubre, le film cache aussi une satire mordante de l’Amérique des années 1970.
Dans cette œuvre, Tim Burton ne se contente pas de revisiter une vieille série culte ; il en fait un terrain de jeu pour ses obsessions artistiques et sa galerie d’acteurs fétiches. Dark Shadows est à la fois un hommage, une parodie, et une déclaration d’amour au cinéma gothique et aux soap operas surnaturels. S’il a divisé la critique lors de sa sortie, il n’en reste pas moins un film révélateur de la sensibilité unique du réalisateur.
L’histoire d’un vampire hors du temps
L’intrigue de Dark Shadows débute en 1760, lorsque Barnabas Collins, héritier d’une riche famille de pêcheurs émigrée du Royaume-Uni vers le Maine, séduit la jeune servante Angelique Bouchard. Malheureusement, cette dernière est en réalité une sorcière, et en apprenant que Barnabas lui préfère une autre femme, elle le maudit, tuant ses parents, poussant son aimée à se suicider, et transformant Barnabas en vampire avant de le faire enterrer vivant.
Deux siècles plus tard, en 1972, des ouvriers libèrent accidentellement le cercueil de Barnabas. Ce dernier se réveille dans un monde qu’il ne comprend pas, marqué par le rock psychédélique, les hippies et les télévisions en couleur. Revenu au manoir familial de Collinwood, désormais en ruine et habité par une famille Collins en pleine décrépitude, Barnabas tente de restaurer la grandeur de son nom. Mais Angelique, toujours vivante, désormais femme d’affaires influente, entend bien ne pas lui laisser une seconde chance.
Le récit alterne entre affrontement magique, malédictions, tentations romantiques et conflits générationnels, sur fond de choc culturel entre le XVIIIe siècle et les années 70. La résurrection de Barnabas devient le prétexte à une série de situations absurdes où se croisent humour noir, mélodrame familial et romance gothique.
Tim Burton, maître de l’élégance macabre
Avec Dark Shadows, Tim Burton confirme son goût pour les univers ténébreux et stylisés. Après Sweeney Todd, Sleepy Hollow et Edward Scissorhands, il retrouve ici son terrain de prédilection : un monde à la fois inquiétant et séduisant, où la marginalité devient une vertu et l’anormalité, une norme. Le réalisateur américain, ancien animateur chez Disney, s’est imposé comme l’un des cinéastes les plus reconnaissables de sa génération grâce à son esthétique baroque, ses personnages mélancoliques et ses thématiques récurrentes autour de l’exclusion, du fantastique et de la mort.
Dans Dark Shadows, Burton joue avec la nostalgie des soap operas surnaturels et les codes du cinéma d’horreur gothique. Il s’autorise aussi des touches de satire sociale, en moquant gentiment l’Amérique post-hippie, les thérapeutes new age, les publicités criardes et le matérialisme décomplexé de l’époque. Le résultat est un film à la fois riche visuellement et tonitruant sur le plan narratif, mais dont la densité stylistique peut parfois nuire à la fluidité du récit.
Cependant, là où d’autres réalisateurs auraient choisi la noirceur pure ou le pastiche pur, Burton navigue constamment entre hommage sincère et ironie distanciée, offrant une œuvre hybride, séduisante pour les amateurs de son cinéma, mais déroutante pour les non-initiés.
Johnny Depp, un vampire élégant et déphasé
Johnny Depp incarne Barnabas Collins avec un mélange d’élégance aristocratique et de maladresse comique. Sa performance, très théâtrale, joue volontairement le contraste entre l’austérité de son langage XVIIIe et le langage fleuri des années 70. Depp, fidèle interprète de Burton depuis Edward aux mains d’argent (1990), se glisse dans la peau du vampire avec une gourmandise évidente. Son personnage, à la fois tragique et ridicule, est sans doute l’un des plus burtoniens de sa carrière.
Face à lui, Eva Green incarne Angelique Bouchard, la sorcière vengeresse, avec une intensité sensuelle et carnassière. L’actrice française, déjà vue dans Casino Royale, livre ici une prestation explosive, à la fois flamboyante et inquiétante, qui contraste parfaitement avec le flegme de Depp. Elle donne à son personnage une profondeur émotionnelle inattendue, en creusant les blessures d’un amour obsessionnel et non réciproque.
Le reste du casting est tout aussi prestigieux. Michelle Pfeiffer campe Elizabeth Collins Stoddard, la matriarche de la famille, avec un mélange de dignité et de froideur. Helena Bonham Carter, autre muse burtonienne, interprète la psychiatre Julia Hoffman, dans un rôle fantasque et alcoolisé. Chloë Grace Moretz, dans la peau de la jeune Carolyn, apporte une touche adolescente rebelle et trouble, tandis que Jackie Earle Haley amuse en domestique inquiétant. Même Christopher Lee fait une apparition clin d’œil, confirmant le goût du film pour les références gothiques.
Une esthétique somptueuse mais parfois étouffante
Visuellement, Dark Shadows est un ravissement. Les décors, signés Rick Heinrichs, recréent avec soin le manoir Collinswood dans toute sa décadence, tandis que les costumes de Colleen Atwood, collaboratrice régulière de Burton, opposent la sobriété victorienne à l’exubérance seventies. La photographie de Bruno Delbonnel baigne le film dans des teintes froides et bleutées qui contrastent avec les éclats criards de la culture pop.
La musique de Danny Elfman, fidèle compositeur de Burton, accentue encore cette atmosphère de conte noir, mêlant envolées lyriques, sonorités macabres et touches humoristiques. La bande-son, quant à elle, fait la part belle aux tubes des années 70, de The Moody Blues à Alice Cooper, qui apparaît même dans son propre rôle le temps d’une scène délirante.
Cependant, cette surabondance visuelle et sonore peut aussi devenir un frein pour certains spectateurs. Le film souffre parfois d’un trop-plein : trop de personnages, trop d’intrigues secondaires, trop de clins d’œil. Le rythme narratif, en dents de scie, alterne moments brillants et longueurs, ce qui nuit à l’homogénéité de l’ensemble.
Réception critique et héritage
À sa sortie, Dark Shadows a reçu un accueil mitigé. Les critiques ont salué la richesse esthétique du film, la performance de Depp et la direction artistique, mais ont pointé du doigt un scénario déséquilibré et un humour parfois inégal. Avec un budget estimé à 150 millions de dollars, le film a rapporté un peu plus de 245 millions à l’échelle mondiale, un score honorable mais en deçà des attentes pour un blockbuster estampillé Burton/Depp.
En France, le film a séduit un peu plus qu’aux États-Unis, où certains critiques l’ont jugé confus, voire inutilement extravagant. Néanmoins, Dark Shadows a su trouver une certaine reconnaissance auprès des fans du réalisateur et des amateurs de cinéma gothique. Il n’a pas marqué l’histoire du cinéma comme les grands succès de Burton, mais il reste un objet filmique curieux, entre hommage sincère et pastiche kitsch.
Un film à redécouvrir avec les bonnes lunettes
Dark Shadows n’est ni un chef-d’œuvre ni un échec total. Il s’inscrit dans une période de la carrière de Tim Burton où le réalisateur semblait osciller entre commande de studio et tentatives d’expérimentation personnelle. C’est un film généreux, excessif, parfois bancal, mais qui reflète fidèlement la patte de son auteur. Il offre à Johnny Depp un rôle taillé sur mesure, à Eva Green une tribune de feu, et aux spectateurs une plongée dans un monde où l’ombre est toujours stylisée.
Ce film mérite peut-être d’être revu aujourd’hui, débarrassé des attentes commerciales de l’époque. Car s’il y a bien une chose que Dark Shadows réussit, c’est à nous rappeler que même dans la nuit, l’humour et la beauté peuvent survivre. Une œuvre imparfaite mais sincère, comme une lettre d’amour aux monstres et aux marginaux.
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