L’amant : romance interdite ou cabotinage tropical ?

Films / Publié le 16 octobre 2025 par Charles-Henry
Temps de lecture : 8 minutes

Quand la nostalgie coloniale se pare de dentelles

Jean-Jacques Annaud signe avec L’amant (1992) une adaptation soignée — et volontairement provocatrice — du roman autobiographique de Marguerite Duras. Le film raconte l’histoire d’une adolescente française et d’un riche Chinois à Saïgon des années 1920, un récit qui joue de la transgression sociale et sexuelle comme d’un éventail fragile. Annaud soigne l’image jusqu’à l’obsession : cadres larges, lumière poudrée, airs de carte postale brûlée. Le charme opère, parfois malgré lui.

Amour, mensonge et chapeaux de paille

Dans la Saïgon poussiéreuse de 1929, une jeune fille française issue d’une famille appauvrie rencontre un homme chinois aisé. L’attraction entre eux se transforme en liaison scandaleuse, ponctuée de rendez-vous furtifs, de regards obliques et d’échanges de pouvoir entre innocence feinte et expérience assumée. Le film garde volontairement l’anonymat des protagonistes, fidèle au roman : on ne dira pas leurs noms, seulement “la fille”, “l’homme”, ce qui accentue la dimension mythologique et fétichiste de leur relation.

Jean-Jacques Annaud, couturier d’images

Annaud, déjà connu pour son goût du spectaculaire et du “cinéma d’expérience” (du Nomade au Nom de la Rose), aborde ici un matériau littéraire pernicieux : l’autobiographie érotique de Duras, à la fois ciselée et inflammable. Plutôt que d’épaissir le texte, il en extrait la chair visuelle — chaque plan sent la chaleur, la poussière et parfois l’artifice. Annaud a dû composer avec l’auteure et ses exigences, et choisir jusqu’où pousser l’adaptation : collaboration rompue, réécriture avec Gérard Brach et décision de filmer en anglais pour une distribution internationale. Le geste est ambitieux ; le résultat, impeccable sur le plan technique, pose la question morale et esthétique : filmer la transgression littéraire, est-ce la trahir ou la rendre visible?

Les acteurs en scène : poupées et fauves (ou l’art du contraste)

Jane March, découverte presque par hasard, incarne la jeune fille avec une présence trouble : fragile et pourtant manipulatrice, elle impose une ambiguïté qui fascine. Sa prestation, débutante et naturelle, a déclenché autant d’admiration que de controverses — on l’a adorée comme nymphette et conspuée pour la nudité implicite de son rôle. À ses côtés, Tony Leung Ka-fai campe l’homme avec une élégance contenue, oscillant entre tendresse et domination sociale. Les personnages secondaires, dont Jeanne Moreau en voix off et quelques silhouettes françaises et chinoises, ajoutent des couches d’ironie et d’observation sociale. Dans l’ensemble, le couple principal fonctionne : la tension entre l’apparente innocence et la sexualité calculée fait souvent mouche.

Le vrai-faux exotisme

Annaud est allé tourner au Viêt Nam — un choix lourd de sens, considéré à l’époque comme l’un des premiers grands tournages occidentaux dans le pays après la réunification. Le décor réel apporte une texture singulière que peu d’autres pays auraient pu restituer aussi fidèlement. Toutefois, toutes les scènes n’ont pas pu être filmées sur place : les séquences sexuelles furent tournées ultérieurement à Paris, sur instruction des autorités vietnamiennes qui souhaitaient contrôler ce que l’on montrait de leur territoire. Le tournage a été méticuleusement surveillé par des officiels vietnamiens, et certaines scènes ont été storyboardées et approuvées au préalable — ce mélange d’authenticité et de mise en scène encadrée est l’un des paradoxes les plus intéressants du film.

Entre classicisme et audace calculée

Sur le plan purement plastique, L’amant n’invente rien mais excelle : la photographie de Robert Fraisse s’offre des cadrages et un grain qui ont valu au film une nomination à l’Oscar de la meilleure photographie. L’innovation n’est donc pas formelle mais contextuelle : Annaud réconcilie cinéma de grande forme et récit intimiste, et impose un tournage occidental important au Viêt Nam, avec contraintes politiques et logistiques. Sur le terrain de la représentation sexuelle et des tabous, le film provoque — volontairement. Le propos ne devient pas nécessairement philosophique, mais il ose questionner pouvoir, race et désir sans les camoufler derrière des métaphores trop convenues.

Des clins d’œil involontaires ?

Si l’on accepte une lecture ironique, L’amant offre des moments presque burlesques. La solennité des adultes, la pesanteur des conventions coloniales, la pose dramatique des amants dans des décors exotiques créent parfois un décalage : on a l’impression d’assister à une comédie de moeurs travestie en tragédie amoureuse. Les dialogues retenus, la manière dont Annaud dirige quelques scènes « trop » théâtrales, et la pose appliquée de certains seconds rôles donnent au film des respirations comiques — non calculées mais irrésistibles. Ces instants de cabotinage — un regard, un geste exagéré, une entrée en scène trop appuyée — provoquent un sourire gêné qui désamorce la gravité. Et honnêtement, ce mélange d’héroïsme romantique et de burlesque involontaire fait partie du charme du film.

Les scènes « chaudes » : réalité, simulation et scandale médiatique

La promo du film a flirté avec la rumeur : Annaud laissa entendre, à dessein, que certaines scènes intimes auraient été filmées sans simulation, déclenchant une frénésie médiatique. Le scandale a rapidement éclipsé la discussion esthétique et a causé des répercussions humaines notables pour Jane March qui, mineure au moment du repérage et proche de la majorité lors du tournage, a subi une violente pression médiatique. Annaud a ensuite admis que le sexe n’était pas réel — un aveu tardif qui n’a pas effacé la querelle autour de l’éthique du tournage et de la promotion. Ce battage publicitaire a paradoxalement aidé le film à trouver son public tout en soulevant des questions morales que le film, en tant qu’objet, ne résout pas.

Deux mondes, deux regards

En Europe, L’amant a souvent été accueilli chaleureusement : la critique a salué la beauté formelle, la fidélité à l’atmosphère durassienne et certaines performances (Jane March reçut même un Bambi). Aux États-Unis, le film a divisé : certains critiques l’ont loué pour sa puissance visuelle, d’autres l’ont taxé d’esthétisation du fantasme, voire de vide narratif. Roger Ebert, par exemple, voyait dans le film une douceur quasi-soft-core, contrastant avec d’autres voix plus enthousiastes qui trouvaient au film une force tragique et sensible. Bref, L’amant est un aimant à opinions divergentes — ce qui est, pour un film, presque une qualité rédemptrice.

Un bilan honnête

Techniquement récompensé, le film a obtenu une reconnaissance officielle : nomination à l’Académie des Oscars pour la photographie de Robert Fraisse, plusieurs candidatures aux César (avec au moins un César remporté pour la musique originale de Gabriel Yared) et une récompense pour le montage sonore. Ces mentions confirment que, derrière la polémique, l’atelier technique du film a su convaincre les pairs. Côté box-office, L’amant a bien marché en France, accumulant plusieurs millions d’entrées et trouvant son public malgré (ou à cause de) la controverse.

Les acteurs tiennent-ils la route ?

Jane March livre une performance d’une économie troublante : son visage devient paysage, ses silences racontent autant que des tirades. Tony Leung Ka-fai joue la carte de la retenue sensuelle ; il incarne un homme à la fois possessif et vulnérable. Ensemble, ils forment un duo crédible, même si la direction d’acteur incline parfois vers le statuaire. Les seconds rôles, avec notamment la voix et la stature de Jeanne Moreau, apportent gravité et distance critique. Si le jeu n’est pas toujours subtil — certains passages frôlent la pose — l’ensemble fonctionne et transporte.

Pourquoi (re)voir L’amant aujourd’hui ?

Regarder L’amant aujourd’hui, c’est se confronter à plusieurs couches : un film d’époque sur l’époque coloniale, une adaptation littéraire problématique mais fascinante, et une pièce de cinéma qui joue de l’érotisme comme d’un instrument narratif. Pour les cinéphiles, c’est surtout une leçon de photographie, d’ambiance et de production ambitieuse dans un terrain politique compliqué. Pour les esprits critiques, c’est un objet à disséquer : qu’a-t-on filmé exactement ? à quel prix ? et surtout, quelle parole a-t-on offerte à la “fille” derrière l’image ?

Entre drame et comédie involontaire

L’amant est un film qui se prend très au sérieux — parfois trop — et qui, dans sa solennité, glisse de temps en temps vers le burlesque sans le vouloir. C’est un film d’images somptueuses, de silences pesés et de petits défauts humains : cabotinages, excès de posture, promotion tapageuse. Si vous cherchez une tragédie amoureuse sans fard, vous serez peut-être déçu ; si vous aimez que le cinéma flirte avec la controverse tout en restant élégamment photographié, alors Annaud vous donnera beaucoup à regarder et à discuter. À la fin, L’amant reste un objet maniéré et troublant, un mélange de beauté plastique et d’imperfections passionnelles qui mérite d’être revu — au moins pour se rappeler que le cinéma peut tomber amoureux de son propre décor.

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Charles-Henry

En perpétuelle recherche de nouveautés culturelles en tout genre.

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