Panache, sueur et ferrets : pourquoi « Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan » dépoussière le film de cape et d’épée

Films / Publié le 14 août 2025 par Salvador
Temps de lecture : 16 minutes

Un retour au panache qui ne sent pas la naphtaline

Adapter une œuvre aussi populaire et mille fois revisitée qu’Alexandre Dumas tient de l’exercice d’équilibriste. Faut-il la bousculer, l’embaumer, la moderniser à marche forcée ? Avec Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan (2023), Martin Bourboulon répond par un film de salles, ample, charnel, qui revendique le plaisir du feuilleton autant que la physicalité de la mise en scène. Sautant de ruelles boueuses en cathédrales, de corps-à-corps en décharges de mousquets, ce premier volet d’un diptyque tourné à la suite (Milady suivra en décembre 2023) redonne au mythe son nerf populaire et son souffle romanesque, en s’adossant à une distribution all-star où chaque visage raconte. Le pari n’était pas gagné d’avance ; il est ici tenu avec une sûreté de main qui relie le panache d’hier aux moyens d’aujourd’hui.

L’affaire des ferrets sous tension : un synopsis sans gras

Le film choisit l’attaque frontale : d’Artagnan (François Civil), jeune Gascon aussi ardent qu’impétueux, file vers Paris pour gagner les Mousquetaires de la garde. Un guet-apens sur une route de campagne – et une jeune femme enlevée sous ses yeux – l’entraîne aussitôt dans un double mouvement : la quête des agresseurs et l’ambition d’intégrer le corps d’élite. Par un jeu de malentendus qui fait la charmante mécanique dumasienne, le voilà provoqué en duel par Athos, Porthos et Aramis avant de se lier, dans l’épreuve, à ces trois frères d’armes. Côté cour, Louis XIII s’empêtre entre orgueil et scrupules ; côté jardin, Richelieu ourdit, et Milady de Winter tire les fils de l’ombre. L’intrigue des ferrets – ces bijoux compromettants offerts à Buckingham et que la reine Anne d’Autriche doit remettre au jour – devient l’étincelle qui met le royaume au bord de l’embrasement. Bourboulon garde l’ossature du roman, mais densifie la menace : complots d’État, fractures religieuses, pressions militaires, tout concourt à faire du divertissement un thriller baroque où les duels se répondent comme des battements de cœur.

Martin Bourboulon, l’artisan d’un feuilleton épique et immersif

Révélé au grand public par les comédies Papa ou Maman (2015, 2016) puis par le romanesque Eiffel (2021), Martin Bourboulon aborde Dumas avec une idée fixe : réinscrire la légende dans le réel, privilégier la matière – pierre, bois, cuir, boue – et revoir la France du XVIIᵉ comme un terrain tangible. Il s’entoure d’un noyau solide : Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière au scénario, Nicolas Bolduc à la photographie, Thierry Delettre aux costumes, Stéphane Taillasson aux décors, Guillaume Roussel à la musique. Ce groupe assume un geste commun : rechercher une « patine », accepter la poussière, la fumée, une image un peu « abîmée » plutôt qu’un vernis trop lisse ; faire aussi que le son – coups de feu à la poudre, pas sur la pierre – soit à la fois baroque et lisible pour des oreilles d’aujourd’hui. Cette philosophie de plateau, Bourboulon l’explique sans fard : tourner en décors réels, multiplier les sites historiques (Invalides, Louvre, cathédrale de Meaux, Chantilly, Fontainebleau, Compiègne) et s’autoriser une hétérogénéité de tonalités, du romantisme aux abords du fantastique, à condition que la cohérence soit assurée par le regard.

Ce choix d’un tournage quasi intégral en décors naturels, en Île-de-France, Bretagne, Hauts-de-France, Normandie pour le premier volet, et plus au sud-est pour le second, irrigue tout le film : perspectives réelles, volumes vivants, lumière qui glisse sur les murs. Aucune numérisation triomphante ici ; l’équipe préfère salir l’image, la charger d’embruns, comme si l’on respirait la poudre. Dans la même veine, Roussel cale un score orchestral ample qui épouse la cavalcade sans écraser le dialogue, tandis que Bolduc choisit des contrastes presque tactiles, baignés de brume et de flambeaux. On comprend que le projet ait nécessité des moyens rares pour un film de studio européen : un budget d’environ 36 millions d’euros rien que pour ce premier volet, et un dispositif industriel partagé entre Pathé et Chapter 2 / Mediawan, co-produit avec Constantin Film, DeAPlaneta et Umedia.

Un casting à acier trempé : cinq étoiles et des seconds rôles qui mordent

François Civil trouve en d’Artagnan un rôle-pivot. Son jeu est athlétique, direct, jamais cabotin : il court, tombe, se relève, repart, et construit un héros qui apprend en marchant. On sent l’acteur formé à l’escrime et aux chorégraphies de combats, mais surtout à l’écoute de ses partenaires ; son d’Artagnan a l’impétuosité d’un chiot et la gravité d’un soldat en devenir, ce qui lui autorise une vraie trajectoire émotionnelle.

À ses côtés, Vincent Cassel donne à Athos une mélancolie charbonneuse, un passé qui colle à la peau et dont la mise à nu structure le récit ; Romain Duris injecte à Aramis un mélange de sensualité ironique et de ferveur ambiguë ; Pio Marmaï, enfin, fait de Porthos un bon vivant généreux, magnétique, dont la puissance est tempérée par une jovialité communicative. Le quatuor fonctionne parce que les adultes dialoguent plus qu’ils ne posent : les échanges ont la coupe de la langue de Dumas, travaillée mais pas figée, et l’on y entend les respirations modernes que le film assume. Eva Green campe une Milady fauve et insondable, prédatrice et blessée ; elle impose une autorité de regard qui contamine la mise en scène à chacune de ses apparitions. Louis Garrel en Louis XIII apporte une couleur décalée – un souverain à la fois enfantin et retors, presque insaisissable – quand Vicky Krieps, reine Anne d’Autriche, nuance délicatesse et fermeté. En Constance Bonacieux, Lyna Khoudri refuse l’ingénue : elle a du cran, de la ruse, et une vraie part active dans l’action. L’architecture de casting elle-même raconte la volonté de rééquilibrer la place des personnages féminins et de faire pivoter certains pans de l’intrigue autour d’eux, une intention que Bourboulon revendique.

Toutes ces têtes d’affiche composent un film-d’ensemble rare, où les seconds rôles ont du mordant : Eric Ruf prête à Richelieu une intelligence glacée, Ralph Amoussou impose un Hannibal loyal, Patrick Mille et Marc Barbé existent en quelques scènes. Ce maillage resserré donne au récit sa densité ; on a le sentiment que chaque figurant, chaque garde, a une histoire hors-champ.

Un réalisme sensuel

Le premier choc vient de la matière. Plutôt que de lisser les textures, Bolduc et Bourboulon embrassent l’imperfection : poussière en suspension, suie qui noircit la voûte, traces de pluie sur les cols, halètes qui restent au mixage. Le son n’est pas un simple vernis : on entend la poudre se consumer, la vibration d’un pont de bois, le frottement d’une cuirasse. Bourboulon l’explique : il fallait que le film « sonne » avec nos codes contemporains sans renier l’étrangeté baroque du XVIIᵉ, ce qui suppose une écriture sonore patiente et une écoute des décors.

Le choix des décors – Louvre, Invalides, cathédrale de Meaux, châteaux de Chantilly, Fontainebleau et Compiègne – n’est pas qu’un luxe patrimonial : c’est un parti-pris de mise à l’échelle du récit. Les axes visuels sont donnés par l’architecture, pas par un logiciel ; les combats gagnent en lisibilité, l’espace respire et contraint à la fois, et la caméra devient un corps au milieu d’autres corps. Le fait d’avoir tourné en France, en extérieur et en sites classés, installe d’emblée une crédibilité tactile ; on marche, littéralement, dans l’Histoire.

Cette solide matérialité se prolonge dans les costumes de Thierry Delettre – manteaux usés, cuirs patinés, dentelles reprises – et les décors de Stéphane Taillasson, dont le travail sera salué par un César 2024 des meilleurs décors attribué au diptyque. Ce n’est pas un détail : l’authenticité passe par la texture des murs et la cohérence de l’accessoire, cette « véracité » que le film revendique jusqu’à l’ongle noirci.

Un classique, des idées neuves

On attendait une simple remise au goût du jour ; on découvre une dramaturgie affûtée. Delaporte et de La Patellière, déjà rompus à l’art du dialogue, compressent le roman sans l’évider : la mécanique des duels s’entrelace à un thriller d’État mieux articulé que dans bien des versions passées, et les liaisons dangereuses de cour gagnent en tension. Le film élargit le spectre, assumant le politique (frictions catholiques/protestants, calculs diplomatiques) et musclant la place des femmes, en écho à notre présent : Milady n’est plus seulement une veuve noire, c’est une intelligence complexe, blessée, opérant à découvert ; Anne n’est pas une simple sainte en péril, mais une reine stratège ; Constance cesse d’être un alibi sentimental pour devenir une actrice de l’intrigue. Bourboulon le revendique d’ailleurs : ces personnages féminins « pivoteront l’action ».

Autre modernité : le ton. Le film assume des cohabitations de genres : réalisme âpre des combats en forêt, notes romanesques aux abords des boudoirs et échappées presque gothiques dans certains souterrains. Cette hétérogénéité est recherchée, non subie, et fait justement la sève du feuilleton : on change de palette sans perdre la ligne mélodique. Bourboulon parle d’un rythme « soutenu », d’un condensé d’émotions contrastées ; cela pourrait être un slogan, c’est ici une promesse tenue par le montage et la musique.

On peut discuter de la violence – parfois rugueuse – et d’un certain goût pour la pénombre, mais le choix d’éclairer à la flamme et de ne pas tout lisser à la post-production structure cette identité : la beauté se niche dans la contrainte d’époque, pas dans le rétro-éclairage confortable. Là se loge un geste innovant à l’échelle du cinéma populaire français : revendiquer l’imperfection, préférer la sensation au tableau ouvragé, et croire qu’un inconfort maîtrisé rend plus présent.

Des acteurs à hauteur de légende : précision, énergie, musicalité

François Civil réussit une chose rare : donner à d’Artagnan la jeunesse sans l’innocence. Sa diction est vive, son corps parle, et l’œil s’ouvre, scène après scène, à la complexité morale du monde qu’il découvre. Il rend le héros sympathique sans céder à la facilité du clin d’œil complice. Vincent Cassel, lui, choisit la retenue : Athos ne gronde pas, il pèse. Un regard, une tasse reposée trop doucement, un souffle trop long, et l’on comprend ce que la faute – et le remords – ont fait à cet homme. Romain Duris nimbe Aramis d’un ambigu mystique : moine guerrier, amant incorrigible, politique zélé ; son sourire devient arme blanche. Pio Marmaï a le groove de Porthos, sa chaleur et, par touches, une vulnérabilité que l’on n’attend pas toujours dans le rôle.

Eva Green, enfin, vole nombre de scènes sans jamais écraser ses partenaires : sa Milady n’est pas que mante de velours ; c’est une funambule entre désir de survie et fureur pure, dont le visage semble changer de température en un plan. Elle apporte l’électricité, la menace et la douleur. Louis Garrel trouve pour Louis XIII un comique triste, légèrement absurde, qui n’empêche pas la réaction autoritaire ; Vicky Krieps retient les larmes et tient l’espace, comme si la reine avait appris à respirer en corset politique. Lyna Khoudri met de la gimblette dans Constance : l’ardeur et la ruse, l’écoute et la décision. On sort avec la sensation qu’aucun de ces acteurs ne s’est contenté de la panoplie ; tous inventent une vérité vivante à des figures archétypales. Les choix de distribution et de direction d’acteurs se lisent clairement sur la fiche du film et dans les entretiens où Bourboulon détaille l’équilibre recherché entre générations et « ton » de chaque personnage.

Chorégraphies au cordeau : l’action lisible et incarnée

Le film aligne des plans-séquences de combat où la caméra reste au contact des corps. Pas d’ivresse de montage, mais une logique spatiale limpide : on comprend toujours qui frappe qui, d’où, et pourquoi. La première grande bataille en forêt vaut à la fois pour sa chorégraphie et pour la façon dont la mise en scène tresse le destin des personnages : les coups déplacent l’équilibre politique autant que le souffle des combattants. Bourboulon insiste sur ces contrepoints hors-champ qui permettent de faire respirer l’action ; l’intensité, dit-il, naît aussi du non-dit et du hors-champ, et l’on voit comment ces principes irriguent deux séquences clés – le piège de la Reine et l’épreuve d’Athos – qui refusent l’esbroufe pour préférer la tension.

Il faut saluer le travail physique des comédiens : Civil et Duris, rapides et félins ; Marmaï, généreux sans lourdeur ; Cassel, économie chirurgicale. Le tout servi par une photographie qui privilégie la proximité et un mixage qui ne sacrifie pas la voix à l’impact sonore. Là encore, la cohérence de l’équipe artistique – Bolduc, Roussel, Delettre, Taillasson – fait lien, et l’on mesure combien la direction d’art apporte au jeu : un manteau un peu trop lourd, une pièce mal chauffée, et l’acteur trouve l’axe juste.

Le coup de force industriel

Né comme un diptyque tourné à la suite, le projet s’installe d’emblée dans une échelle de production peu commune en France. Cette ambition, portée notamment par Pathé et Chapter 2, se lit à l’écran ; elle s’est aussi traduite en salles par un succès populaire massif : plus de 3,4 millions d’entrées en France pour ce premier volet à la fin de 2023. À l’international, le film a franchi rapidement le million de spectateurs, avec un départ canon au Mexique. Ce n’est pas un triomphe isolé : Milady prendra le relais en fin d’année, et c’est l’ensemble du diptyque qui sera honoré aux César 2024, avec notamment le trophée Meilleurs décors remis à Stéphane Taillasson. Ces éléments, attestés par les chiffres consolidés et le palmarès officiel, disent bien la rencontre entre ambition artistique et adhésion du public.

Sur le plan budgétaire, l’enveloppe d’environ 36 millions d’euros pour D’Artagnan explique les moyens déployés : chevaux, grandes foules, décor naturel, reconstitutions d’arsenal, chorégraphies nombreuses. On comprend aussi la nécessité d’un écosystème européen (coproductions allemande, espagnole, belge) et d’une distribution coordonnée, précisée sur la fiche technique. Cet aspect industriel, loin d’être anecdotique, éclaire la nature même du geste : réaffirmer qu’un cinéma d’aventure de plateau, ambitieux et incarné, reste possible en Europe.

Assumer l’ancienneté

Le film n’invente pas la poudre – encore qu’il en fasse un grand usage – mais il déplace le curseur sur deux points décisifs. D’abord, il réaffirme la physicalité contre la tentation du tout-numérique : la poussière, la boue, la pluie, la pierre deviennent des partenaires de jeu. Ensuite, il modernise la lecture sans l’annoncer au mégaphone : les femmes ne sont plus seulement des enjeux moraux, mais des forces agissantes ; le politique n’est pas une toile de fond, mais un champ de bataille qui renvoie à nos questionnements contemporains sur l’État, la foi, la raison d’État. Cette modernité inclut une gestion fine des registres – comique, romantique, noir, épique – que la mise en scène orchestre comme autant de mouvements d’une même symphonie.

On saluera également le travail linguistique : Bourboulon et ses comédiens assument une langue du XVIIᵉ tenue, élégante, mais jamais figée. Le réalisateur explique s’être tenu à distance des trop longues répétitions pour préserver l’« instant magique » sur le plateau ; cela s’entend : le phrasé reste vivant, parfois accidenté, et donne à la réplique son grain. Résultat : une parole savoureuse qui ne se réduit pas uau bon mot et participe à l’immersion.

Verdict critique : un divertissement noble, taillé pour durer

Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan réussit un double coup. Divertir large – il le fait sans peine, avec panache – et réinscrire une légende nationale dans un langage de cinéma exigeant, où les choix esthétiques sont assumés et cohérents. Oui, certaines scènes nocturnes gagneraient à « ouvrir » un peu la lumière ; oui, l’appétit feuilletonnant frustre parfois au moment du cut final, volontairement suspendu vers Milady. Mais le film, ample et tendu, respire la confiance : confiance dans ses acteurs, dans ses techniciens, dans un public prêt à accepter un cinéma d’aventure sensuel et ancré. On sort avec l’envie de trotter à cheval au petit matin, ne serait-ce que pour vérifier que l’air sent vraiment la poudre.

À l’heure où l’on répète que les grandes fresques historiques sont condamnées à la redite ou au vernis, ce D’Artagnan prouve l’inverse : l’ancien peut être neuf, à condition qu’on accepte de se salir les mains – et l’image. Pour un film de studio français, cette foi dans le plateau et le réel tient presque du manifeste. Il ne s’agit pas de rivaliser avec les blockbusters américains sur leur terrain, mais de réinventer un classicisme européen, robuste et sensuel, capable de parler à toutes les générations. Si l’on devait résumer : l’épée brille, le cuir grince, la langue chante, les cœurs battent – et l’on se souvient pourquoi on va au cinéma.

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