
Une ouverture qui promet la fusée — et le malaise historique
Fly Me to the Moon, réalisé par Greg Berlanti et sorti en juillet 2024, atterrit là où on ne l’attendait pas : un film de couple en tenue d’époque posé sur le grondement politique et technologique de l’Apollo 11. Le long métrage met en vedette Scarlett Johansson dans le rôle d’une stratège en communication envahissante et Channing Tatum en directeur de lancement austère ; à mi-chemin entre la screwball comedy et le mélodrame d’époque, le film a été produit par Apple Studios et distribué en salles par Sony/Columbia avant d’arriver sur Apple TV+. Côté chiffres, la production, affichant un budget autour de 100 millions de dollars, a rapporté environ 42 millions dans le monde, un résultat commercial qui a alimenté le débat sur le potentiel des films « pour adultes » en salle aujourd’hui.
Histoire et petit miroir trompeur
L’intrigue se déroule à la fin de 1968 : Kelly Jones (Scarlett Johansson), une publicitaire new-yorkaise au tempérament guerrier, est recrutée par une cellule gouvernementale pour redorer l’image de la NASA et préparer un plan B — tourner une reconstitution du débarquement lunaire au cas où la mission échouerait. Elle est opposée à Cole Davis (Channing Tatum), l’homme qui tient la clé du lancement ; leurs désaccords professionnels se transforment en une tension intime qui oriente le film. Le récit joue avec la nostalgie, la peur du ridicule national et la mécanique de l’opinion publique, tout en prenant soin d’articuler un triangle ambigu entre vérité, spectacle et amour. Le film choisit volontairement la « réécriture affective » d’un mythe historique : plutôt que de chroniquer la NASA, il fabrique un cas d’école sur le pouvoir des images et la fragilité des institutions.
Le réalisateur qui joue la sûreté : Greg Berlanti et le geste tonal
Greg Berlanti, surtout connu pour ses séries télévisées et quelques comédies romantiques modernes, signe ici une incursion assumée vers le cinéma de studio grand public. Berlanti ne force pas l’originalité formelle ; son pari est tonal : faire cohabiter l’humour rétro, la comédie de mœurs, la satire politique et le mélodrame sans renoncer au confort visuel du blockbuster. Le film a d’ailleurs connu un itinéraire de production atypique — d’un projet initialement destiné au streaming (sous le titre de travail Project Artemis) à une sortie théâtrale après des projections-tests — et Berlanti a hérité d’un scénario de Rose Gilroy qui se nourrit de sources historiques et de fictions conspirationnistes. Son travail consiste surtout à contenir un matériau qui voudrait souvent éclater en plus de registres qu’on ne peut soutenir simultanément.
Scarlett Johansson et Channing Tatum en boussole émotionnelle
La force première du film, et le motif sur lequel il repose, tient à ses interprètes principaux. Scarlett Johansson incarne Kelly Jones avec la verve d’une femme qui sait manipuler les récits publics pour mieux se sauver elle-même ; son personnage est tour à tour charmant, calculateur et fragile, et beaucoup de critiques ont salué la façon dont Johansson injecte nuance et malice dans un rôle qui aurait pu sombrer dans la caricature. Channing Tatum joue Cole Davis en contrepoint : tendu, hanté par l’échec et peu enclin aux artifices, il est parfois accusé par la critique d’être trop retenu, mais cette retenue est aussi ce qui rend plausible l’aspérité entre les deux personnages. Le reste du casting — Woody Harrelson, Ray Romano, Jim Rash et une galerie d’artistes secondant la fantaisie politique du récit — apporte des couleurs et des respirations, certaines scènes gagnant immédiatement en chaleur grâce à ces présences.
De l’Atlantique à Cape Canaveral, l’illusion laborieuse
Sur le plan de la fabrication, Fly Me to the Moon mixe tournage en décors réels et plateaux de studio. La photographie de Dariusz Wolski donne au film une patine de pellicule retrouvée, entre plages de Tybee Island (remplaçant les rivages de Floride), décors recréés à Atlanta et prises réalisées autour du Kennedy Space Center à Cape Canaveral — la production a même filmé des séquences sur des sites historiques de la NASA pour asseoir sa crédibilité. Le tournage principal a commencé fin octobre 2022 à Atlanta et s’est prolongé par des unités mobiles à Savannah, Tybee Island et en Floride. Ces choix de lieux visent à produire une illusion sensorielle forte : vent salé, grands hangars, gradins de lancement et amphithéâtres de presse qui donnent au film une consistance matérielle.
Musique, image, effets : artisanat au service d’une fausse vérité
La partition de Daniel Pemberton prend la mesure du mélange tonal du film : par moments panoramique, par moments complice, la musique accompagne autant les scènes d’exposition que la tentative de tromperie audiovidéo. La photographie de Wolski s’attache à une lumière « disponible » — projecteurs, néons, lampes — et le montage préfère la continuité pour que l’enchaînement des scènes d’atelier (construction du faux LEM, répétitions) et des scènes réelles (le pas à pas du lancement) reste lisible. L’utilisation d’archives et d’extraits authentiques de la NASA est mêlée à des reconstructions soignées ; la grande question technique tenait à rendre plausible, à l’écran, un faux film de la Lune, tout en montrant la fabrication du faux — un exercice de mise en abyme qui mobilise le savoir-faire des équipes d’effets visuels et des artisans du décor.
Fake moon landing : hommage historique ou faux pas éthique ?
L’un des choix narratifs qui a provoqué le plus de discussions est l’usage, comme pivot dramatique, de l’idée d’un « film de secours » pour la NASA — autrement dit, la possibilité que des responsables aient envisagé une mise en scène en cas d’échec. Le film s’appuie sur cette hypothèse fictionnelle (et sur la longue histoire des théories conspirationnistes) pour interroger la production d’images en période de crise. Plusieurs critiques et analyses journalistiques ont pris soin de rappeler que le scénario est une fiction qui joue avec une rumeur populaire (liée à l’hypothèse Kubrick) plutôt qu’un procès factuel contre l’histoire officielle : le film utilise la fable pour parler de propagande, de spectacle démocratique et de responsabilités publiques. Le propos est volontairement ambigu — le film flirte avec la satire, mais il revendique aussi la défense de la vérité par son final.
Une originalité de ton plus que de forme
Sur le plan formel, le film n’invente pas une nouvelle grammaire cinématographique ; son originalité tient surtout à la combinaison de genres : romcom, satire, film politique et reconstitution historique. Cette hybridation constitue, paradoxalement, sa force et son talon d’Achille. L’idée d’un film de couple sur fond de course spatiale n’est pas neuve, mais l’accent mis sur la fabrication des images et la question « et si l’on avait monté un faux ? » donne à la romance une dimension réflexive : le film met en scène le rapport entre image, croyance et autorité. C’est une proposition tonale qui renouvelle légèrement le cinéma de studio contemporain, surtout quand il décide de faire l’éloge des artisans — machinistes, cadreurs, réalisateurs de plateau — comme personnages essentiels du récit.
Les acteurs tiennent-ils leurs rôles ? Entre charisme et réserve
La critique a été partagée sur les performances. Scarlett Johansson récolte souvent les éloges pour son jeu factuel, son aisance dans les dialogues et sa capacité à rendre sympathique un personnage moralement ambigu. Channing Tatum, lui, divise : certains trouvent sa retenue crédible et utile pour donner du relief au face-à-face, d’autres regrettent une absence d’alchimie convaincante entre les deux têtes d’affiche. Les seconds rôles (Woody Harrelson, Ray Romano, Jim Rash) apportent de l’air et des traits comiques qui décompressent la tension centrale. Globalement, la question n’est pas tant la valeur individuelle des interprètes que l’équilibre fragile du film : plusieurs critiques relèvent que les acteurs font le meilleur d’un matériau scénaristique qui hésite parfois entre la farce et le drame sérieux.
Des notes, des mots et des chiffres
Le film a suscité des réactions contrastées. Sur les agrégateurs, le consensus critique est tiède : autour de 65 % sur Rotten Tomatoes et une note moyenne « mitigée » sur Metacritic — traductions d’un film apprécié pour son audace et ses acteurs mais critiqué pour son scénario jugé parfois confus. Le public, lui, a plutôt bien répondu : CinemaScore lui a attribué un A–, preuve d’une adhésion notable en salle, même si le box-office mondial (≈ 42 millions) n’a pas permis de couvrir le coût de production initialement élevé. Ces chiffres expliquent l’écho d’un débat plus large : peut-on encore vendre des films « adultes » et originaux en salles, ou bien le circuit préfère-t-il la sécurité des franchises ? Fly Me to the Moon apparaît comme un test, mitigé, de cette hypothèse.
Petites victoires professionnelles
Sur le front des récompenses, Fly Me to the Moon a plutôt été remarqué dans des catégories techniques et promotionnelles : nominations aux Golden Trailer Awards et aux Saturn Awards figurent parmi les mentions citées publiquement, plutôt que des trophées majeurs de saison. La reconnaissance tient surtout à des louanges ponctuelles (photo, reconstitution, costumes) mais pas — jusqu’ici — à une moisson de grands prix institutionnels. Cela reflète la nature du film : une œuvre de genre, pensée pour divertir tout en questionnant, mais pas (ou pas encore) positionnée comme un candidat aux grandes cérémonies.
Lecture critique finale
Fly Me to the Moon réussit pleinement quand il accepte d’être drôle, malicieux et sensible — les meilleures scènes sont celles qui montrent la fabrication de l’image et le petit théâtre humain qui s’organise dans les hangars. Il faiblit quand il prétend embrasser une dizaine de registres à la fois : satire politique, mélodrame personnel, comédie de couple, thriller de conspiration — et que, par conséquent, le film manque parfois de concentration dramatique. C’est un film généreux et inégal, auquel il arrive de toucher au sublime (une scène de lancement ou une confrontation morale), mais aussi de perdre son élan dans des sous-intrigues qui n’apportent pas toujours la densité attendue. Les spectateurs sensibles au charme rétro et à la mécanique narrative ludique y trouveront beaucoup ; ceux qui espéraient une reconstitution historique rigoureuse ou une satire politique acérée risquent d’être frustrés.
Un atterrissage en demi-teinte mais riche d’enseignements
Au final, Fly Me to the Moon n’atterrit ni comme un grand classique ni comme un four. Il fonctionne comme une expérience : un film de studio qui ose mélanger la comédie sentimentale et la réflexion sur le rôle des médias dans l’histoire. Il montre surtout combien la mise en scène des apparences est un enjeu moderne — et comment, au cinéma, l’illusion peut servir à interroger la vérité. Si vous aimez les romances à l’ancienne, les décors soignés et les dialogues malins, le film vaut largement le détour ; si vous attendez un récit historique strictement fidèle ou une satire intransigeante, passez votre chemin.

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