
Une œuvre controversée, révélatrice de son époque
Sorti en 1996, Striptease n’est pas seulement un film érotique hollywoodien porté par une star de premier plan ; c’est aussi un objet cinématographique atypique, à la croisée de la comédie satirique, du drame social et du thriller. Réalisé par Andrew Bergman, le long-métrage a été largement décrié à sa sortie, en grande partie à cause de sa promotion trop axée sur l’érotisme, mais aussi en raison de la forte attente médiatique autour de Demi Moore, alors l’une des actrices les mieux payées d’Hollywood. Pourtant, sous ses apparences provocatrices, Striptease explore des thématiques bien plus riches qu’il n’y paraît : la corruption politique, la précarité des mères célibataires, la marchandisation du corps, et l’absurdité des institutions américaines.
À la fois brûlot politique déguisé et satire kitsch du rêve américain, Striptease est un film qui divise, mais dont la relecture critique permet d’en tirer une complexité souvent ignorée. À la lumière de l’époque post-#MeToo, il mérite peut-être une réévaluation moins caricaturale.
Une mère, une barre de pole dance, et un politicien déjanté : le synopsis
Erin Grant, une ancienne secrétaire au FBI récemment divorcée, se bat pour la garde de sa fille Angela. Acculée financièrement et face à une justice sociale qui privilégie l’argent et l’influence, elle accepte de travailler comme stripteaseuse au Eager Beaver, un club de Miami. Ce choix, d’abord imposé par nécessité, la plonge dans un univers étrange où se mêlent pouvoir, voyeurisme et opportunisme.
Très vite, elle attire l’attention d’un politicien corrompu et libidineux, le député David Dilbeck, joué par Burt Reynolds. Ce dernier devient obsédé par Erin et déclenche une série d’événements tragiques et absurdes, où se croisent agents de sécurité violents, ex-mari véreux, policiers incompétents et clients louches. Alors qu’Erin tente de reprendre le contrôle de sa vie et de récupérer sa fille, elle se retrouve mêlée à un réseau de chantage politique.
Le film navigue entre tension dramatique et ton burlesque, oscillant entre le polar et la comédie noire. Son récit volontairement outrancier et théâtral s’ancre dans une critique acerbe des élites politiques et judiciaires, transformant ce qui semble n’être qu’un simple film de striptease en une parabole grinçante sur les dessous de l’Amérique.
Andrew Bergman : l’humour noir comme arme de déconstruction
Réalisateur et scénariste américain, Andrew Bergman s’est fait connaître pour ses comédies satiriques et ses dialogues acérés. On lui doit notamment The Freshman (1990) avec Marlon Brando et Matthew Broderick, ainsi que des contributions à l’écriture du classique Blazing Saddles (1974) de Mel Brooks. Son cinéma repose souvent sur la déconstruction des mythes américains par l’absurde et l’humour noir.
Avec Striptease, il adapte le roman éponyme de Carl Hiaasen, un auteur connu pour ses récits mêlant crime, satire politique et écologie dans le contexte de la Floride. Le ton du livre, très ironique et cynique, trouve un écho dans la mise en scène de Bergman, qui choisit d’adopter une lecture volontairement grotesque de son sujet. Ce choix artistique, mal compris par le public et la critique en 1996, provoque un véritable malentendu : on attendait un film érotique sérieux, on a eu une farce politique habillée de paillettes.
Bergman utilise les codes du film de striptease non pas pour flatter un imaginaire masculin, mais pour mieux le détourner. La mise en scène multiplie les effets de contraste entre la sensualité de la performance scénique et la misère du quotidien, entre le glamour du corps exposé et la brutalité d’un système qui exploite ce même corps. Son approche, plus subversive qu’il n’y paraît, n’a malheureusement pas été perçue comme telle à l’époque.
Demi Moore : une star sous les projecteurs (et sous le feu des critiques)
Au moment du tournage de Striptease, Demi Moore est au sommet de sa carrière. Révélée dans les années 80, elle a connu un immense succès avec Ghost (1990), puis avec Indecent Proposal (1993) et Disclosure (1994). Pour son rôle dans Striptease, elle touche un cachet record de 12,5 millions de dollars, faisant d’elle l’actrice la mieux payée d’Hollywood à l’époque.
Dans le rôle d’Erin Grant, elle livre une performance physique impressionnante, mêlant sensualité assumée et force dramatique. Son personnage est une femme à la fois vulnérable et combative, prête à tout pour protéger son enfant. Moore a suivi un entraînement intensif en pole dance et en fitness pour incarner ce rôle exigeant, tant sur le plan corporel qu’émotionnel.
Malheureusement, sa prestation a été injustement réduite à l’exposition de son corps. La presse de l’époque, influencée par un prisme sexiste, s’est davantage intéressée à ses scènes de striptease qu’à la complexité psychologique de son personnage. L’actrice a reçu un Razzie Award pour sa performance, une récompense souvent considérée comme injuste tant elle reflète davantage un rejet du film qu’une véritable analyse de son jeu d’actrice.
À ses côtés, la distribution est également marquée par la présence d’un Burt Reynolds méconnaissable, grimé et caricatural dans le rôle du député Dilbeck. L’acteur joue à fond la carte de l’absurde, entre ridicule assumé et critique mordante du pouvoir masculin. Sa prestation, bien que très burlesque, s’inscrit dans la tonalité surréaliste voulue par le réalisateur.
Le casting secondaire est également solide : Ving Rhames, en videur au grand cœur, apporte une touche de tendresse inattendue ; Robert Patrick, en ex-mari manipulateur, incarne une figure toxique du patriarcat ordinaire ; Armand Assante complète l’ensemble dans le rôle d’un détective privé lucide et désabusé. Tous participent à ce théâtre grotesque où le rire devient une arme de dénonciation.
Un tournage sous haute tension : glamour et exigence
Le tournage de Striptease, en Floride, s’est étendu sur plusieurs mois en 1995. Dès le départ, la production met les moyens pour faire du film un événement : adaptation d’un roman best-seller, budget conséquent, star bankable, et équipe technique expérimentée. Andrew Bergman, réalisateur et scénariste, n’en est pas à son coup d’essai. Il a coécrit Blazing Saddles avec Mel Brooks et signé des comédies satiriques comme The Freshman ou Honeymoon in Vegas. Mais avec Striptease, il aborde un genre plus risqué, où le ton doit jongler avec finesse entre critique et séduction.
Demi Moore, pour incarner Erin, suit une préparation physique intense : elle s’entraîne pendant plusieurs mois à la pole dance avec des chorégraphes professionnels et adopte une discipline sportive stricte. Le résultat est impressionnant : chaque scène de danse est maîtrisée, sensuelle, mais jamais vulgaire. Elle y investit non seulement son corps, mais aussi une vraie émotion, construisant un personnage entre désespoir, fierté et combativité.
Les scènes de club sont tournées dans des décors criants de vérité, avec des figurants issus du milieu de la nuit et une volonté de recréer l’atmosphère moite et artificielle des nightclubs floridiens. Le tournage fut entouré de mesures de sécurité importantes, notamment pour éviter les fuites d’images compromettantes. Malgré cela, plusieurs clichés de Demi Moore dans ses costumes de scène font le tour des tabloïds, alimentant une attente malsaine autour du film, bien éloignée de ses réelles ambitions.
Un film innovant ou en retard sur son époque ?
D’un point de vue formel, Striptease n’est pas un film révolutionnaire. Sa mise en scène reste classique, sa narration linéaire, son esthétique propre au cinéma américain des années 90. Pourtant, son audace réside ailleurs : dans la manière dont il retourne certains codes du cinéma hollywoodien. Loin de glorifier le striptease comme fantasme masculin, Bergman en fait un révélateur social. Le corps d’Erin est certes mis en valeur, mais il est aussi montré comme un outil de survie, un espace de transaction, un objet de pouvoir autant que de soumission.
Ce que Striptease tente de faire, avec maladresse mais sincérité, c’est de critiquer l’exploitation du corps féminin dans une société hypocrite. En plaçant une femme dans une position d’objet du désir, mais en lui rendant sa voix, son combat, sa lucidité, le film s’inscrit à contre-courant de nombreuses productions contemporaines. Il précède, d’une certaine façon, des œuvres plus récentes comme Hustlers (2019), qui aborde des problématiques similaires avec davantage de finesse et de succès critique.
En ce sens, Striptease peut être vu comme un précurseur maladroit, un film en décalage avec son époque, trop tôt ou trop différemment pensé pour rencontrer le succès. Il innove non pas par sa forme, mais par son intention de subvertir les attentes. Malheureusement, entre une campagne marketing trop racoleuse et une réception critique axée sur le sensationnalisme, ce message passe presque inaperçu.
Une réception catastrophique, mais un film à reconsidérer
À sa sortie, Striptease est un échec critique et commercial. Le film récolte de très mauvaises critiques et devient un symbole du « too much » hollywoodien des années 90. Il est cité dans de nombreuses listes des « pires films » de la décennie, et rafle plusieurs Razzie Awards, dont ceux du pire film, pire actrice et pire scénario. Pourtant, si l’on gratte la surface, cette avalanche de critiques révèle davantage un malaise social qu’un échec artistique.
En effet, Striptease se confronte à plusieurs tabous : la sexualité féminine revendiquée, la précarité économique des femmes, la corruption politique, et le double standard médiatique. Il ose proposer une figure féminine non passive, sexualisée mais pas soumise, libre mais stigmatisée. Ce portrait, inhabituel dans le cinéma grand public de l’époque, a sans doute dérangé plus qu’il n’a convaincu.
Depuis, plusieurs critiques ont réévalué le film, notamment à travers une grille de lecture féministe. Si certaines scènes peuvent paraître datées ou maladroites, l’intention satirique de l’ensemble devient plus lisible. Dans un paysage cinématographique encore largement dominé par le regard masculin, Striptease se distingue par sa tentative (maladroite, certes) de renverser la perspective.
Un désastre critique… ou une incompréhension collective ?
La réception de Striptease fut catastrophique. Aux États-Unis, le film est massacré par la critique : jugé vulgaire, maladroit, incohérent. Le New York Times le qualifie de « comédie ratée qui ne sait pas ce qu’elle veut être ». Variety parle d’un « gâchis embarrassant ». Le film récolte six Razzie Awards, dont pire film, pire actrice, pire scénario et pire second rôle masculin. Sur Rotten Tomatoes, son score stagne autour de 13 %, un chiffre qui en dit long sur son accueil.
Pourtant, il faut se demander si ces critiques ont véritablement regardé le film pour ce qu’il est, ou s’ils ont jugé un produit médiatique déformé par la promotion et le scandale. L’idée d’un film à gros budget centré sur une stripteaseuse, joué par une star en pleine ascension, a sans doute cristallisé beaucoup d’angoisses sociales et morales. Les jugements sont tombés avant même que le film n’ait été vu. Le malentendu est total.
Commercialement, le film rapporte environ 33 millions de dollars aux États-Unis, soit bien en-deçà de son budget. À l’international, les chiffres sont un peu meilleurs, mais l’échec est indiscutable. Pourtant, au fil du temps, Striptease a connu une seconde vie, notamment en DVD et à la télévision. Il est devenu un objet de curiosité, un « guilty pleasure » pour certains, un film culte pour d’autres. La réévaluation féministe d’œuvres incomprises a aussi contribué à le sortir de l’oubli.
Un film à réhabiliter ?
Aujourd’hui, dans un contexte où le cinéma explore davantage les notions de genre, de regard masculin, de contrôle du corps féminin, Striptease mérite d’être revu sous un autre angle. Il n’est pas exempt de défauts : rythme inégal, tonalité flottante, personnages secondaires parfois bâclés. Mais il possède aussi une singularité rare, un mélange osé de satire et d’émotion, une volonté de dire quelque chose à travers le kitsch.
La satire politique y est mordante, même si elle frôle parfois le grotesque. Le message social sur la précarité des mères célibataires reste d’actualité. Et la mise en scène du striptease, loin d’être gratuite, sert de métaphore à la marchandisation de l’humain dans une Amérique gouvernée par le pouvoir et l’apparence.
En cela, Striptease est un film étrange, inclassable, et donc profondément cinématographique. Un film qui tente, qui échoue parfois, mais qui ose. C’est peut-être ce qui manque le plus à certains blockbusters actuels : la prise de risque.
Derrière les paillettes, une critique sociale masquée
Striptease n’est pas un chef-d’œuvre. Ce n’est pas non plus un simple film érotique de bas étage. C’est une œuvre bancale, entre deux genres, entre deux époques, portée par une actrice injustement moquée et un réalisateur trop subtil pour son propre marketing. À la croisée du grotesque et du tragique, il interroge les rapports de pouvoir, les limites du corps exposé, et le cynisme d’une société où tout – même la nudité – peut devenir outil de survie.
Vingt-cinq ans après sa sortie, il est temps de relire ce film autrement. Car si la satire doit parfois s’habiller de paillettes pour mieux dénoncer le réel, alors Striptease a peut-être touché juste. Simplement, on ne l’a pas entendu.
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