Mon vrai nom est Élisabeth d’Adèle Yon : rétablir la mémoire et redonner une voix

Livres / Publié le 27 juillet 2025 par Rémi
Temps de lecture : 9 minutes
Mon vrai nom est Élisabeth d’Adèle Yon : rétablir la mémoire et redonner une voix
Mon vrai nom est Élisabeth d’Adèle Yon : rétablir la mémoire et redonner une voix

Adèle Yon, née en 1994 à Paris, est une normalienne, chercheuse en philosophie contemporaine et en études cinématographiques. Elle détient des masters de l’EHESS et de la Sorbonne-Nouvelle, et elle soutient une thèse à l’université PSL en 2024 intitulée « Mon vrai nom est Élisabeth » : enquête sur le double fantôme, sous la direction d’Antoine de Baecque et Antonio Somaini.

Son premier ouvrage, issu de cette recherche doctorale, est à la croisée des genres : enquête familiale, récit intime, essai historique et autobiographique. Elle y explore le destin tragique de son arrière-grand‑mère Elisabeth, dite “Betsy”, internée de force durant 17 ans et soumise à des traitements psychiatriques lourds comme lobotomie, électrochocs et coma insulinique.

Malgré la gravité du sujet, l’écriture d’Adèle Yon est perçue comme rigoureuse, nuancée et passionnante, capable de mêler rigueur académique et émotion personnelle.

Contexte et genèse de l’œuvre

Le livre jaillit d’un souvenir familial diffus : une grande absente nommée Betsy. Découverte en 2021 via une vieille photo, cette aïeule devient le pivot d’une quête mémorielle entamée par Yon. Redoutant de “hériter” de sa folie, elle s’engage dans un travail minutieux d’archives, lettre, témoignages familiaux, documents hospitaliers et sources scientifiques.

Le récit débute par le suicide d’un fils de Betsy, ce qui lance l’enquête. L’auteure reconstitue patiemment la vie de son aïeule, en déconstruisant les silences et les non-dits familiaux qui ont façonné des générations entières.

Structure et style de l’ouvrage

Le livre adopte une forme hybride : un mélange de témoignages personnels, d’entretiens, de documents d’archives, de confidences et de données scientifiques. Cette approche kaléidoscopique permet de reconstituer une histoire éclatée, rendant justice à la complexité du passé et à l’identité d’Élisabeth en filigrane.

Le style alterne entre rigueur documentaire — parfois proche du procès-verbal — et moments plus poétiques ou intimes. L’écriture est “souvent d’une grande beauté dans ses passages plus intimes” et parfois clinique dans son exigence.

Une histoire douloureuse mais humaine

Élisabeth, née en 1916, est internée à partir de 1950 à l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais (Loiret). Diagnostiquée schizophrène, elle subit des traitements violents : lobotomie, cures de Sakel, électrochocs, et ce, sans consentement. Elle y restera internée pendant 17 ans, jusqu’en 1967.

Ce parcours est inséré dans le contexte plus vaste de la psychiatrie d’époque, notamment des pratiques appliquées de manière inhumaine à des femmes considérées “instables”, “trop expansives” ou “trop différentes”.

Les qualités de l’enquête narrative

1. Une écriture qui concilie émotion et rigueur

Le récit est livré sans pathos excessif, avec une extrême précision. Quand l’émotion pointe, elle est contenue, maîtrisée, mais d’autant plus puissante. Ce ton mesuré permet de dire l’indicible sans le dramatiser à outrance.

2. Un récit familial déployé dans la recherche documentaire

Adèle Yon fait œuvre de mémoire : elle redonne des noms, des visages, des lettres et un récit à une femme longtemps reléguée aux marges d’une histoire familiale. Par ce geste, elle revendique : « J’hérite de la colère de mon arrière‑grand‑mère, pas de sa folie ».

3. Une réflexion plus large sur la condition des femmes et la psychiatrie

À travers le destin de Betsy, Yon interroge le contrôle patriarcal et médical exercé sur les femmes jugées “anormales”. Elle documente les pratiques médicales de l’époque sans exercer un jugement simpliste, mais en éclairant la complexité des contextes sociaux et culturels.

Réception critique et impact

Le livre a connu un succès remarquable dès sa sortie, s’imposant comme véritable phénomène de l’année 2025 : plus de 50 000 exemplaires vendus dès juin 2025, traductions internationales en cours et adaptation théâtrale annoncée.

Les critiques sont globalement très élogieuses : Le Monde parle d’un « mélange enquête / récit intime qui met en pièces le roman familial d’une aïeule folle ». Libération salue un texte « habile, bien mené, passionnant, choral ». Le Masque et la Plume évoque un « livre absolument époustouflant », mélange d’autobiographie, d’enquête et de recherche historique

Critique positive nuancée

Ce qui fait la grande réussite de Mon vrai nom est Élisabeth, c’est sa capacité à conjuguer profondeur intellectuelle, émotion intime et portée politique. Le livre d’Adèle Yon n’est ni un simple récit familial ni un essai historique : il navigue habilement entre les genres pour construire une œuvre singulière et touchante. L’un de ses points les plus marquants réside dans la symbolique du nom. Redonner à Élisabeth son vrai prénom, c’est aussi lui restituer sa place dans l’histoire, dans la mémoire, dans la généalogie des femmes qu’on a voulu effacer. Ce geste résonne avec force tout au long du livre.

L’autrice parvient à maintenir un équilibre remarquable entre l’émotion et la rigueur. Elle ne verse jamais dans le pathos, et pourtant l’émotion est présente à chaque page. On sent une grande maîtrise du ton, une pudeur qui rend les moments de douleur encore plus poignants. Le lecteur n’est jamais invité à compatir gratuitement ; il est plutôt conduit à comprendre, à se souvenir, à interroger sa propre mémoire familiale.

Le style narratif contribue largement à cette réussite. Il est clair, limpide, précis, mais toujours habité. Adèle Yon entrelace récits personnels, documents d’archives, extraits de lettres ou de journaux, entretiens et réflexions théoriques sans jamais perdre le lecteur. Cette diversité donne à son texte une richesse narrative rare, qui renforce la puissance de son propos sans jamais le rendre confus. Le livre atteint également une portée sociale forte. À travers l’histoire d’une femme injustement internée, l’autrice interroge l’ensemble d’un système patriarcal et médical qui a, pendant des décennies, réduit au silence des femmes simplement parce qu’elles étaient trop différentes, trop sensibles, trop libres.

Enfin, l’un des gestes les plus puissants du livre est sans doute son rapport à la mémoire. En racontant l’histoire de son arrière-grand-mère, Adèle Yon ne fait pas qu’enquêter sur un secret familial. Elle affirme, avec force et douceur, que toute vie mérite d’être racontée, même – et surtout – lorsqu’elle a été réduite au silence. C’est un hommage pudique, mais profondément bouleversant.

À qui s’adresse ce livre ?

Mon vrai nom est Élisabeth est un ouvrage qui s’adresse à un large public, bien au-delà du cercle des chercheurs ou des passionnés d’histoire de la psychiatrie. Il séduira naturellement les lecteurs curieux des récits intimes qui croisent des enjeux historiques, mais aussi ceux qui aiment les livres où l’on ressent la chair d’une vie derrière les mots. Les amateurs d’enquêtes familiales, de récits de mémoire, de journaux intérieurs ou de récits d’héritage trouveront dans ce texte une profondeur émotionnelle rare.

Ce livre parlera aussi à ceux qui s’intéressent à la condition féminine, à la manière dont les sociétés ont traité – et parfois broyé – les femmes jugées trop différentes. À travers l’histoire d’Élisabeth, c’est toute une époque, tout un système, toute une culture du silence qui est interrogée. On y lit une mise en lumière des violences psychiques, institutionnelles et sociales, souvent infligées dans l’ombre. Adèle Yon donne une voix à celles qu’on a longtemps réduites au mutisme.

Mais plus largement, ce récit s’adresse à toute personne qui a déjà ressenti, au sein de sa propre famille, un mystère, une absence, un silence inexpliqué. Il nous touche parce qu’il est profondément humain, parce qu’il interroge ce que signifie hériter, transmettre, se souvenir. Il touche autant le cœur que l’esprit, et c’est ce qui en fait un livre inoubliable.

Points forts et faible retenue

Atouts principaux

  • Une démarche originale : faire de sa thèse doctorale un récit accessible sans sacrifier la profondeur.
  • Une écriture personnelle : proche, intime, sans sentimentalisme.
  • Une contribution sociale : rendre visibles les violences psychiatriques faites aux femmes, rappeler un oubli collectif.
  • Un véritable succès critique et public, qui dépasse le simple cercle académique.

Limite (minime)

Certains lecteurs pourront trouver le rythme parfois lent, en raison de la densité documentaire ou de la profusion des sources. Mais l’ensemble reste toujours prenant, et cette lenteur est précisément celle d’une enquête patiente, minutieuse, respectueuse.

Un livre puissant

Mon vrai nom est Élisabeth d’Adèle Yon est un livre puissant, nécessaire et émouvant. Il redonne vie à une femme silencieuse, dénonce sans haine les dérives d’un système médical dominant, et propose une réflexion profonde sur l’identité, la mémoire et la parole féminine.

Ce récit atypique, fidèle à l’esprit universitaire de l’autrice tout en restant intensément humain, marque l’entrée d’une voix forte dans la littérature française. Il convient à tous ceux qui cherchent à lire un livre intelligent et sensible, capable de transformer un secret familial en épopée universelle.

En refermant ce livre, on ne retrouve pas seulement une mémoire familiale, on entrevoit aussi une part de notre histoire collective, et on comprend que chaque vie, même effacée, mérite d’être racontée.

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Rémi

Je partages avec passion ses analyses affûtées et ses coups de cœur culturels. Cinéphile curieux, gamer invétéré et explorateur infatigable de sorties en tout genre, il aime plonger dans les univers variés que proposent les films, les jeux vidéo, les séries et les événements culturels. Pour moi, chaque œuvre est une expérience à vivre, à comprendre et à transmettre — avec justesse, humour et un brin de subjectivité assumée.

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