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Quand le cinéma devient édifice
Dès ses premières images, The Brutalist impose la sensation d’un film construit comme un monument — ample, millimétré et volontairement exigeant. Brady Corbet, déjà remarqué pour ses films au souffle philosophique (The Childhood of a Leader, Vox Lux), signe ici un épopée d’époque qui mélange chronique sociale, réflexion esthétique et mélodrame familial. Le film raconte la trajectoire d’un architecte hongrois rescapé de la Shoah qui arrive aux États-Unis et tente, entre création et compromissions, de bâtir une œuvre et une vie. La mise en scène privilégie le plan long, la composition plastique et une durée qui n’épargne rien au spectateur — trois heures et trente-cinq minutes où la beauté visuelle se charge d’un poids moral.
Construire entre ruines et désirs
Au cœur du film se trouve László Tóth, architecte hongrois et survivant, interprété par Adrien Brody. Après la guerre, László émigre aux États-Unis avec son épouse Erzsébet et tente de reconstruire une vie en s’attaquant à de grandes commandes patronnées par la richesse industrielle américaine. Engagé par Harrison Lee Van Buren, magnat admirateur mais jaloux, László voit son art mis à l’épreuve par la logique du profit, les compromis politiques et les blessures personnelles. Le récit déroule une saga d’ascensions et de chutes : commandes titanesques, tensions familiales, idéaux qui s’érodent, et l’impossible conciliation entre l’utopie moderniste et les réalités du capitalisme. Corbet choisit la forme du portrait en creux : les grands événements servent d’éclairages sur l’intériorité des personnages, plutôt que d’explosions narratives.
Brady Corbet, un architecte d’images
Brady Corbet a construit sa carrière en alternant la pratique d’acteur et une mise en scène ambitieuse, volontiers littéraire. Avec The Brutalist, il poursuit sa réflexion sur la modernité, la violence de l’Histoire et le destin des créateurs en période de bascule. Ici, Corbet assume un cinéma d’ampleur — non pour l’ostentation, mais pour cerner la manière dont un homme et ses œuvres traversent le siècle. Il co-écrit le scénario avec Mona Fastvold, compagne artistique de longue date, et dirige une équipe technique qui partage son goût du soin formel. Son geste artistique est celui d’un cinéaste qui pense en volumes : il cadre l’espace comme on dessine un bâtiment, recherche la justesse des textures et laisse les plans délivrer des strates de sens.
Adrien Brody, Felicity Jones et Guy Pearce
La réussite du film repose en grande part sur le casting de comédiens capables d’endosser des registres très variés. Adrien Brody incarne László avec une intensité mesurée : il n’use pas de surjeu, il contient la douleur dans la posture, le regard et la manière de tenir l’espace. Felicity Jones prête à Erzsébet une complexité faite d’élan et de lassitude, et Guy Pearce compose Harrison Van Buren, mécène ambigu, charmeur et dangereux. Le reste de la distribution — Joe Alwyn, Raffey Cassidy, Stacy Martin, Alessandro Nivola, Isaach de Bankolé, entre autres — forme un chœur qui nourrit l’épopée. Les comédiens, dirigés avec précision, parviennent à rendre la psyché de leurs personnages lisible sans la sur-expliquer, et donnent au film sa pulsation humaine.
En Pennsylvanie et VistaVision
La fabrication de The Brutalist est en elle-même un morceau d’histoire du cinéma récent. Corbet et son chef opérateur Lol Crawley ont choisi de tourner principalement en VistaVision sur pellicule 35 mm (scannée ensuite), format historique adapté aux grandes compositions architecturales ; l’équipe a aussi envisagé des tirages 70 mm pour restituer la grandeur des cadres. Les lieux de tournage ont principalement été la Hongrie et l’Italie (Carrare), des territoires transformés pour incarner la Pennsylvanie des années 1950-60 ; quelques extérieurs new-yorkais ont été captés par une petite unité. Le choix de VistaVision — expliqué par Corbet comme une manière d’« accéder visuellement » aux années 1950 avec une technologie contemporanisée — confère au film une netteté et une ampleur rares, où l’architecture elle-même devient personnage.
Décors, costumes et le toucher des matériaux
L’un des grands mérites de The Brutalist est son travail tactile sur les décors et les costumes. Chaque intérieur, chaque maquette, chaque montage de chantier est traité comme un fragment d’archive vivante : la caméra prend le temps d’enregistrer les textures (béton, bois patiné, tissus) et la direction artistique transforme le film en exposition sensible de la modernité. Les scènes de chantier et les maquettes d’architecture sont rendues avec un souci documentaire qui permet aussi la poésie visuelle : les plans larges où l’homme paraît minuscule face à ses propres constructions évoquent autant la vulnérabilité que l’ambition. Cette recherche de matérialité donne au film une force de conviction qui dépasse la simple reconstitution.
Entre hommage classique et geste neuf
Dire que The Brutalist « invente » une nouvelle forme serait excessif ; en revanche, il apporte un mélange original : transposer un mélodrame historique en fresque architecturale tournée en VistaVision, avec une économie de moyens relative (budget modeste comparé à l’ambition visuelle), relève d’un pari esthétique. Corbet n’invente pas une nouvelle grammaire narrative, mais il réinvente l’objet filmique par la conjugaison de longueur, de précision plastique et d’un récit qui interroge la liaison entre création et compromission. L’audace tient aussi à la durée volontiers épique (environ 215 minutes), un choix rare pour un film contemporain mainstream et qui demande au public une attention soutenue. Cette combinaison — ambition technique + exigence narrative — constitue l’apport le plus distinctif du film.
Une partition qui habille sans envahir
Le compositeur Daniel Blumberg signe une partition très travaillée, construite sur des motifs qui font entendre la mémoire et la mécanique. Corbet a travaillé en amont avec Blumberg pour que la musique accompagne souvent le tournage (des thèmes joués sur plateau), un procédé qui donne une réactivité rare entre jeu et bande-son. La bande-son, plutôt experimentele que main-stream, soutient les séquences d’ambition (ouverture chorégraphiée, scènes d’exposition) et renforce le sentiment de vertige historique sans imposer un pathos facile. Ce travail contribue à la tonalité singulière du film, où la musique structure des scènes longues comme un leitmotiv émotionnel.
Un casting au diapason, Brody en sommet
Sur le plan purement interprétatif, Adrien Brody accomplit sans doute l’une des prestations les plus retenues et puissantes de sa carrière récente : il porte la lente usure d’un homme traînant des ruines intérieures, et transforme la stature d’architecte en une posture de regard. Felicity Jones et Guy Pearce complètent avec finesse, chacun apportant une tonalité précise (tendresse contenue pour Jones, ambiguïté sociale pour Pearce). Les seconds rôles — jeunes ou plus expérimentés — distribuent la densité nécessaire aux peripéties, et la direction d’acteurs de Corbet privilégie la vérité du geste et du silence. En résumé : la troupe est solide, souvent remarquable, et soutient l’ambition formelle du projet.
Ine grande respiration qui peut diviser
La longueur et l’architecture narrative sont à la fois la force et la faiblesse du film. La durée déploie des motifs, fait revenir des thèmes et invite à une immersion rare ; mais elle exige aussi que le spectateur accepte des respirations, des ellipses et des scènes contemplatives qui peuvent paraître lentes. Pour certains, cette ampleur est grisant : elle permet d’explorer des contradictions sur la durée. Pour d’autres, la densité se paie par des tempes où l’émotion s’éloigne et la machine récit se met en roue libre. Corbet choisit la profondeur plutôt que l’immédiateté — un choix esthétique qui divisera inévitablement.
Ovations festivalieres et débats publics
The Brutalist a fait une entrée remarquée en festival : sa première à la Mostra de Venise a été accueillie avec enthousiasme et lui a valu des récompenses — Corbet a été distingué au palmarès de Venise (Silver Lion pour la réalisation) — et le film a vite été positionné dans la course aux prix. La critique mondiale a largement salué la direction artistique, la photographie et la performance de Brody, tout en émettant des réserves sur la longueur et la densité narrative. Ces tensions se sont traduites par un discours critique qui combine admiration plastique et interrogation sur l’exercice du biopic épique.
Succès critique transformé en reconnaissance
Malgré un budget relativement modeste au regard de son ambition, le film a trouvé un public significatif et une reconnaissance institutionnelle. Il a engrangé des recettes notables comparées à son investissement, et sa campagne de prix a porté ses fruits : nominations et récompenses — dont plusieurs distinctions importantes en saison des prix (Golden Globes, Oscars) — ont confirmé qu’un cinéma exigeant peut aussi rencontrer la visibilité. Le fait que le film remporte des prix techniques (photographie) ou d’interprétation (Adrien Brody) illustre à la fois son éclectisme et sa capacité à toucher des registres différents.
Une leçon d’ambition
Au-delà des polémiques ou des débats sur la durée, The Brutalist rappelle que le cinéma peut être une forme d’architecture : pensée, construite et habitée. Corbet offre une démonstration qu’un film peut conjuguer grand format et intimité, création plastique et interrogation morale. Dans un paysage dominé par la fonctionnalité et la rentabilité, ce film revendique la prise de risque — technique, narrative, esthétique — et prouve que l’on peut produire des images ambitieuses avec des budgets contenus si la direction artistique et la sincérité du projet sont au rendez-vous. C’est peut-être là le legs le plus important : une invitation à croire qu’il reste possible de faire du cinéma « total » sans renoncer à la finesse.
Verdict
Voir The Brutalist, c’est accepter une séance exigeante et en ressortir changé : par la beauté visuelle, par la densité des interprétations et par la manière dont le film interroge la condition de l’artiste sous la contrainte du marché. Ce n’est pas un divertissement léger ; c’est un monument cinématographique qui demande de la patience, du regard et de la pensée. Pour les amateurs d’images, d’architecture et de cinéma ambitieux, c’est une étape incontournable ; pour les spectateurs à la recherche d’un récit speed et découpé en scènes instantanées, l’expérience peut se révéler éprouvante. Mais dans l’actualité du cinéma, peu de films récents auront tenté une telle synthèse de forme et d’idées.
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