Un homme qui crie : Le cri contenu d’un pays : Haroun, Djaoro et la tragédie d’un homme ordinaire

Films / Publié le 18 août 2025 par Claire
Temps de lecture : 9 minutes
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L’entrée en scène qui serre la gorge

Il y a des films dont le titre fonctionne comme une petite bombe : Un homme qui crie promet une rupture, et il la tient — mais à rebours du spectaculaire. Le film de Mahamat-Saleh Haroun avance comme une plainte retenue plutôt que comme un hurlement ; il choisit la lenteur, la précision et le plan qui laisse le regard travailler. Ce que Haroun met en scène, c’est moins la grande histoire militaire que l’effet corrosif de la guerre sur les corps, les gestes quotidiens et surtout sur un lien : celui du père et du fils. Présenté en compétition à Cannes en 2010 et récompensé par le Prix du Jury, le film a fait basculer la carrière de son auteur et offert à son interprète principal une reconnaissance internationale.

Le petit drame qui dit tout

Un homme qui crie suit Adam Ousmane, ancien champion de natation devenu maître-nageur dans un hôtel chic de N’Djamena. Lorsque la direction change et que les coupes sombres tombent, Adam se voit rétrogradé : son poste lui est retiré au profit de son fils Abdel. En proie à la honte et au besoin de retrouver sa place sociale, Adam finit par céder à la pression locale (et à l’urgence économique) ; il accepte, dans des conditions qui ne seront jamais présentées comme héroïques, que son fils parte au front. La décision, d’apparence pragmatique, creuse une faille morale et affective qui ne cessera de hanter Adam — le film déroulant ensuite les conséquences tragiques de ce choix, dans un mélange de calme et de désastre. Cette structure simple fait du récit une fable douloureuse sur la transmission, la responsabilité et la défiguration de la dignité sous la contrainte.

Mahamat-Saleh Haroun, témoin et artisan

Mahamat-Saleh Haroun n’est pas un novice de l’histoire du cinéma africain : né à Abéché au début des années 1960 et formé au cinéma en France, il a construit une filmographie consacrée aux effets des conflits et des déplacements humains (on pense à Daratt et Abouna). Avec Un homme qui crie, Haroun rassemble le travail d’un auteur qui sait transformer un contexte politique tragique en situations intimes, en privilégiant la posture du témoin plutôt que la tribune militante. Son cinéma est volontairement frontal et sobre : économie de dialogues, composition contenue des cadres, et une mise en scène qui laisse le champ au moindre geste. Le fait que son film ait été sélectionné en compétition officielle à Cannes — premier long métrage tchadien à atteindre ce palier — puis récompensé par le Prix du Jury a confirmé la force de son pari artistique.

LYoussouf Djaoro et la troupe

Le film tient avant tout à la présence d’Youssouf Djaoro, acteur tchadien dont le visage travaille en silence ; il compose un Adam à la fois ordinaire et monumental, capable d’un petit geste devenant symptomatique d’une trahison. À ses côtés, Diouc Koma (Abdel) incarne la jeunesse sacrifiée. Les seconds rôles — le chef de district, la jeune belle-fille enceinte, le personnel de l’hôtel — forment un chœur réaliste qui n’écrase jamais l’intimité centrale. La qualité des interprétations a été unanimement saluée par la critique : Djaoro a récolté plusieurs prix d’interprétation (notamment le Silver Hugo du meilleur acteur à Chicago) et la distribution donne au film sa crédibilité et son pouvoir d’identification.

N’Djamena, Abéché et la peau du réel

Haroun a choisi de tourner sur place, et ce choix n’est pas anecdotique : les prises se sont déroulées à N’Djamena et à Abéché, et une partie des figurants étaient de simples employés d’hôtel, touristes ou militaires, invités à « jouer » leur propre environnement. Le tournage, commencé fin novembre 2009 et réduit à quelques semaines (environ six semaines de prises de vue), a été marqué par une tension réelle — tourner dans une région encore marquée par des insécurités a ajouté une couche d’angoisse qui se ressent à l’écran. Le format et la facture — pellicule 35 mm utilisée par l’équipe de Laurent Brunet — cherchent à rendre palpable la matière du temps et des lieux : une esthétique qui épouse l’usure des corps et des objets. Ces options techniques et logistiques servent l’illusion documentaire du film tout en restant un travail de mise en scène réfléchi.

Une esthétique de la retenue qui dit l’indicible

La photographie de Laurent Brunet n’illustre pas : elle témoigne. Les cadres privilégient des plans moyens et des longueurs qui laissent au visage le temps de « se dire »; la lumière, souvent chaude et poussiéreuse, transforme les intérieurs en surfaces habitées par la mémoire. Le montage de Marie-Hélène Dozo favorise la respiration, les silences et les ellipses — choix qui amplifient le sentiment d’une vie ordinaire peu à peu broyée par les circonstances. La bande-son (Wasis Diop) n’impose pas d’illustration dramatique ; elle installe plutôt une nappe qui rend l’espace tangible (bruits de la circulation, clapotis de la piscine, rumeurs militaires). Ensemble, image et son travaillent à créer une imbrication forte entre paysage social et paysage intérieur.

Sobriété, morale et un point de vue africain

Sur le plan thématique, Un homme qui crie n’invente pas de concepts nouveaux — la trame paternelle et le sacrifice filial ont traversé mille récits — mais sa nouveauté tient ailleurs : dans la manière de condenser une politique destructrice en une question morale universelle. Haroun ne livre pas un pamphlet contre la guerre ; il montre comment les logiques de pression sociale et de survie transforment les hommes. Ce déplacement du politique vers l’intime est au cœur de l’originalité du film : l’universel naît de l’attention portée au petit. Par ailleurs, le film a participé à rendre visible le cinéma tchadien sur la scène internationale, prouvant qu’un cinéma de faible budget pouvait parler fort et toucher des jurys et des publics.

Les acteurs sont-ils à la hauteur ? Djaoro, la justesse d’un regard

La plupart des critiques s’accordent sur la performance d’Youssouf Djaoro : son jeu, sans démonstration, use du silence, du regard et du détail pour composer une présence magnétique. Diouc Koma, quant à lui, incarne la jeunesse dont la brutalité du destin fait l’enjeu dramatique. Le choix d’un jeu contenu et parfois elliptique sert la logique du film : on n’explique pas, on montre la conséquence. Les prix obtenus par l’acteur principal (entre autres distinctions au festival de Chicago et d’autres festivals internationaux) confirment que la communauté critique a reconnu la qualité du travail d’interprétation.

Cannes a parlé, les festivals ont suivi

Présenté à Cannes 2010, Un homme qui crie a remporté le Prix du Jury, une consécration majeure qui a placé Haroun et son cinéma sous les projecteurs internationaux. Le film a ensuite été invité dans de nombreux festivals (Toronto, Chicago, Hong Kong) et a reçu des prix techniques et d’interprétation (Silver Hugo à Chicago, prix Lumières du meilleur film francophone hors de France, nominations Magritte pour la coproduction). Le consensus critique a été largement positif : la plupart des critiques ont salué la justesse du propos, la maîtrise formelle et la force émotionnelle, même si certains ont pointé des moments où la narration se montre trop elliptique pour les publics habitués aux codes occidentaux du récit.

Ce que le film réussit et ce qui le questionne

Les forces sont évidentes : un dispositif esthétique cohérent, une direction d’acteurs délicate, et une capacité à faire d’un fait divers moral une méditation sur la dignité et la transmission. Les limites tiennent surtout à un positionnement stylistique qui ne plaira pas à tous : la lenteur, le refus d’expliquer politiquement le conflit et la préférence donnée aux silences rendent le film exigeant. Pour certains spectateurs, Un homme qui crie peut paraître incomplet — on voudrait plus de contexte historique, plus d’ampleur politique — mais cette sobriété est précisément le parti pris artistique du réalisateur : rendre visible le poids des décisions individuelles dans un espace de contrainte. Selon le goût du spectateur pour le cinéma « contemplatif » et le récit implicite, le film apparaîtra comme une réussite essentielle ou comme une œuvre trop fermée.

Pourquoi (re)voir Un homme qui crie aujourd’hui ?

Revoir Un homme qui crie maintenant, c’est se confronter à une forme de cinéma qui refuse l’évidence spectaculaire pour chercher la vérité des petites humiliations quotidiennes. C’est aussi prendre la mesure du rôle d’un cinéma national qui, sans industrie puissante, parvient à parler fort à l’extérieur. Le film reste une leçon : comment capter la mémoire d’un pays par le prisme d’un homme, et comment faire du minimalisme dramatique un instrument de grande émotion. Pour qui s’intéresse au cinéma africain contemporain, à l’éthique du portrait ou à la direction d’acteurs au service d’une idée, c’est une référence indispensable.

Un cri contenu qui résonne longtemps

Un homme qui crie n’est pas un film « facile » : il demande du temps, de l’attention et une disponibilité émotionnelle que beaucoup d’œuvres contemporaines ne réclament plus. Mais c’est précisément ce risque — faire un film lent et exigeant sur un sujet qui pourrait facilement être rabattu en pamphlet — qui fait sa valeur. Mahamat-Saleh Haroun signe ici une pièce essentielle du cinéma africain contemporain : un film où la mise en scène sert la morale sans jamais la confesser, où le visage d’un homme raconte l’histoire d’un pays. Si vous ne l’avez pas vu, regardez-le ; si vous l’avez oublié, redonnez-lui votre regard.

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Claire

Je suis Claire, critique passionnée avec un regard acéré pour les détails artistiques. Mes critiques mêlent profondeur et élégance, offrant des perspectives uniques sur les médias. Avec une plume raffinée et une compréhension fine des œuvres, je m'efforce d'enrichir le dialogue et d'éclairer les spectateurs.

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