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Un chapeau d’émotion et de gravité
Quand Pierre Lapointe, après plus de vingt ans de carrière, choisit de composer un recueil intitulé Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, on sait que l’on va explorer une veine sereine mais intense, un hommage à la tradition de la grande chanson, une ambiance rétro assumée, mais dans la fraîcheur de 2025. Résultat : un album qui impose sa gravité et séduit par sa finesse — et qu’il serait dommage de manquer.
Un retour aux classiques : le concept derrière l’album
Le titre est déjà une invitation : « démodées », oui, mais destinées à « ceux qui ont le cœur abîmé ». Cela signifie tout à la fois une nostalgie assumée et une forme de réparation. Selon le site de l’artiste, cet opus a été « écrit et composé pendant la pandémie ».
Lapointe précise que l’album se veut comme « un bouquet de dix nouveaux classiques, c’est-à-dire des chansons que l’on a l’impression de connaître depuis toujours, mais qui sont totalement neuves. »
Le concept : revisiter, dans l’esprit, l’élégance des grandes chansons francophones — de l’âge d’or de la variété — avec des moyens contemporains. On sent l’ambition de renouer avec une forme d’intemporalité. Le propos : toucher les cœurs abîmés — c’est-à-dire tous les amoureux, les blessés, les rêveries avortées, les départs, les regrets. Cela pose d’emblée le cadre : un album dont les chansons sont faites pour durer, traverser, s’inscrire.
Sortie et contexte : date, label, production
Cet album est publié par le label Audiogram, et sort officiellement le 24 janvier 2025.
Il s’agit du 15ᵉ album du chanteur.
La production est signée par Philippe Brault (réalisation/arrangements) ainsi que l’ingénieur de son Ghyslain-Luc Lavigne.
Les formats disponibles : CD, vinyle, et vinyle édition limitée (autographiée).
En ce sens, l’album s’affiche comme un objet soigné, autant visuellement qu’artistiquement, ce qui correspond au style de Lapointe : une élégance formelle tout autant que musicale.
La tracklist à la loupe : dix titres, dix paysages
Voici la liste officielle :
- Toutes tes idoles
- Hymne pour ceux qui ne s’excusent pas
- Comme les pigeons d’argile
- Dans nos veines
- Les étoiles guident les âmes
- Le secret
- L’amour est une bague
- Arrête de sourire
- Madame, bonsoir (Conversation inattendue avec la mort)
- Où iront nos souvenirs
Analyse succincte de chaque titre (1–3 lignes) :
- Toutes tes idoles : un titre d’ouverture qui pose déjà le thème de l’ombre des héros passés (« Toutes tes idoles sont déjà mortes… ») et invite à réfléchir sur les repères qu’on emprunte.
- Hymne pour ceux qui ne s’excusent pas : titre militant, voire libérateur, dédié à « ceux et celles qui gardaient le silence ».
- Comme les pigeons d’argile : très touchante évocation personnelle — Lapointe évoque la maladie d’Alzheimer de sa mère en filigrane.
- Dans nos veines : chanson d’amour très sensorielle, sur l’invasion / fusion, coule l’amour dans nos veines, images fortes.
- Les étoiles guident les âmes : ouverture cosmique, poétique, qui repose sur le motif de l’étoile comme guide des vies blessées.
- Le secret : extrait annoncé comme premier single, ambiance feutrée, presque confidentielle.
- L’amour est une bague : métaphore forte — l’amour vu comme anneau, cercle, engagement ou enfermement ?
- Arrête de sourire : titre plus sombre, laisse transparaître la fatigue, la façade, le masque du bonheur.
- Madame, bonsoir (Conversation inattendue avec la mort) : titre long, ambitieux — confrontation à la fin, à l’éphémère, à l’inattendu.
- Où iront nos souvenirs : le final qui interroge la trace, la mémoire, l’après-nous.
Cette progression de titres montre une construction narrative : de l’identification personnelle à une réflexion plus vaste, à la fin, à la mémoire. L’album se lit quasi comme un voyage.
Entre nostalgie, regrets et élégance
L’écriture de Lapointe ici mêle l’intime et l’universel. On retrouve la figure de l’idole mourante (« Toutes tes idoles sont déjà mortes… ») ou celle de l’amour qui devient un « jeu… tu disparais dans la nuit » (extrait). Le motif de la mémoire revient : « Quand tes souvenirs se seront tous envolés / Que moi je serai là pour te les raconter », toujours dans Comme les pigeons d’argile.
Lapointe exploite la blessure, la fragilité, la recherche de réparation. Il s’adresse aux «cœurs abîmés» — un motif qui suggère que personne n’est immunisé contre la douleur ou l’ombre. Le ton n’est jamais misérabiliste : les textes sont élégants, réflexifs, porteurs d’une forme de résilience.
Les références sont nombreuses : l’héritage de la grande chanson (Jacques Brel, Charles Aznavour) est évoqué sur le site officiel comme partie intégrante de la démarche.
Ce qui ressort : un équilibre entre la mélancolie et l’espoir, entre le luxe d’un arrangement classique et la modernité des émotions. On ressent que tout a été pensé pour que l’auditeur se sente investi dans l’œuvre, qu’il soit touché, mais aussi qu’il soit invité à réfléchir. Le style journalistique s’en ressent : l’écriture est fluide, évocatrice, sans excès. Lapointe privilégie les images — «le bouquet de fleurs», «les étoiles qui guident» — et l’efficace concision.
L’art du rétro modernisé
L’album s’appuie sur une production soignée, travaillée par Philippe Brault. Le site mentionne «arrangements luxuriants de cordes et de cuivres». Le mélange est clair : orchestrations «à l’ancienne» (cordes, cuivres, harpe éventuelle, clarinette) mais avec une facture actuelle, un son de studio moderne. On perçoit dans Dans nos veines ou Les étoiles guident les âmes cette dimension «grande chanson filmique» — comme un clin d’œil aux bandes-son des années 60 ou 70.
Les musiciens sont nombreux (crédits Discogs). L’artifice n’est pas tapageur ; il parle plutôt de nuance, de texture. Par exemple, Hymne pour ceux qui ne s’excusent pas repose sur une énergie plus tendue mais toujours élégante. Le résultat : un album cohérent, homogène dans sa palette sonore, mais qui n’a pas peur des contrastes.
Le pari est réussi : que l’on appelle «démodé» ne veut pas dire «daté», mais plutôt «hors mode», intemporel. Et c’est là que la production trouve sa force — elle donne à l’album une dimension de presque chef-d’œuvre de variétés… mais sans caricature. On ressent la maîtrise d’un artiste qui a acquis son métier, et d’un producteur qui sait faire respirer les arrangements.
Lapointe au sommet ?
La voix de Pierre Lapointe est un instrument à part entière. Sur cet album, il navigue entre la douceur, la retenue, le drame latent. Dans Toutes tes idoles, il joue la confession déguisée, dévoilant une forme d’impuissance. Dans Madame, bonsoir (Conversation inattendue avec la mort), il adopte un ton plus crépusculaire, presque théâtral, mais sans excès.
Ce qu’on apprécie : l’art du phrasé, la diction, le sens de la pause — ce sont autant de signes d’un interprète qui ne surjoue pas, mais habite ses chansons. On entend les silences, les respirations, les effets d’ombre. Le chant ne s’impose pas, il invite. Cela sert parfaitement les textes et les arrangements.
On pourrait même dire que l’interprétation de Lapointe atteint ici une sorte de maturité. Il ne cherche pas à prouver qu’il est capable de tout ; il démontre qu’il peut se faire silence et espace, tout en restant présent. Résultat : l’auditeur se rapproche, se laisse embarquer, se sent touché.
Quand la «démodé» frôle la répétition
Aucune œuvre n’est parfaite, et celui-ci ne fait pas exception. Le principal bémol tient peut-être à cette ambition de devenir «nouveau classique» : le concept peut parfois conduire à une homogénéité sonore qui érode la surprise. Certains titres ne se distinguent pas autant qu’on aurait pu l’espérer. Par exemple, L’amour est une bague ou Arrête de sourire sont plus discrètes que les titres d’ouverture ou de clôture, et peuvent s’effacer dans le flux.
De plus, dans une démarche aussi soignée, on peut ressentir un léger manque de rupture — on aurait souhaité un titre vraiment radical, qui fasse basculer l’auditeur. Ici, tout reste dans l’élégance et la continuité, ce qui est un choix respectable mais qui peut laisser certains auditeurs «en attente».
Quant à l’étiquette «démodées», elle est assumée mais pourrait polariser : ceux qui attendent des sonorités plus audacieuses ou avant-gardistes pourraient être déçus. En somme : un album très bon mais pas révolutionnaire. Il s’impose dans sa forme, mais ne bouscule pas profondément.
Où se place cet album dans sa discographie ?
Si on regarde la discographie de Pierre Lapointe — depuis son premier album en 2004 jusqu’à aujourd’hui — on voit un artiste évoluant sans cesse, et ne restant jamais immobile.
Cet album s’inscrit dans une veine de retour à la grande chanson, comme pouvait déjà le suggérer La forêt des mal-aimés (2006) ou Paris tristesse (2015) dans son luxe. Cependant, Dix chansons démodées… marque une étape peut-être plus assumée encore, plus homogène dans son concept.
Il pourrait être comparé à un «chef-d’œuvre de maturité», dans lequel l’artiste met de côté l’expérimentation radicale pour privilégier la forme, la mémoire, l’émotion. À ce titre, il occupe une place singulière dans sa carrière : celle d’un artiste qui assume pleinement son héritage tout en le réinterprétant.
Dans la tradition de la chanson francophone, on peut penser aux bâtisseurs – Brel, Aznavour, Legrand – que Lapointe mentionne lui-même comme références.
En ce sens, cet album pourrait être vu comme un jalon : celui où Lapointe devient le créateur de classiques… et non plus seulement l’interprète de ses propres chansons. Il y a là une ambition forte, et à mon sens pleinement réalisée.
Verdict final et recommandation
Note : 4,5 / 5
Le bilan est très positif. Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé est un album riche, élégant, mature, et profondément attaché à l’émotion. Pierre Lapointe signe ici un ouvrage visant l’intemporalité, et pour beaucoup, il l’atteint.
Je le recommande vivement aux auditeurs qui aiment la chanson francophone contemporaine avec une fibre classique. Les les orchestrations sont soignées, les textes réfléchis et l’interprétation profonde. Et aussi pour ceux qui sont sensibles à l’idée d’un disque «pour les cœurs abîmés» — pour les blessures, les souvenirs, la vie.
En revanche, si vous attendez des sonorités ultra-modernes, electro ou radicalement disruptives, cet album ne sera pas la surprise la plus audacieuse de l’année — mais il est assurément l’un des plus beaux.
En résumé : un album à écouter en pleine écoute, de préférence avec un casque ou une belle installation, et à savourer morceau après morceau. Une œuvre qui mérite d’être revisitée.
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