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Pourquoi ce documentaire secoue
Le vrai crime contemporain aime les retournements ; Unknown Number: The High School Catfish en fournit un qui laisse peu de place au confort : ce n’est pas un inconnu dans l’ombre qui harcèle des adolescents, mais la mère d’une des victimes elle-même. Sorti le 29 août 2025 sur Netflix, le film de Skye Borgman prend un fait divers déjà terrible et le déroule avec la méthode du documentaire d’enquête classique — interviews, preuves numériques, reconstitutions et images d’archives — tout en posant une question plus large : que révèle la haine envoyée depuis un téléphone sur les fragilités familiales et la mécanique des soupçons communautaires ? La construction du film, sa gestion du suspense et la place accordée aux victimes font de ce titre un document fort et dérangeant.
L’histoire telle qu’elle bascule
En octobre 2020, Lauryn Licari, alors adolescente, commence à recevoir des messages obscènes et menaçants sur son téléphone. Très vite, son petit ami et d’autres jeunes du lycée de Beal City (Michigan) sont aussi ciblés. Les textos se multiplient, deviennent plus sexualisés et violentent la vie sociale des enfants. Après quinze mois d’un harcèlement qui détruit couples, réputation et vies scolaires, une enquête policière approfondie, puis l’intervention du FBI, aboutissent à une révélation presque inimaginable : l’origine des messages est Kendra Licari, la mère de Lauryn. L’enquête, sa chronologie et ses répercussions familiales constituent l’ossature du film, qui interroge autant la mécanique technique du « spoofing » que l’impact psychologique sur des adolescents et sur toute une communauté.
Skye Borgman : la documentariste du choc contrôlé
Skye Borgman s’est imposée ces dernières années comme une figure du true-crime capable de raconter l’indicible en gardant une main sécurisante sur le montage et l’éthique du témoignage. Réalisatrice et directrice de la photographie, elle est notamment connue pour Abducted in Plain Sight et d’autres documentaires qui travaillent le témoignage au plus près. Dans Unknown Number, Borgman applique son savoir-faire : rythme tendu, choix attentif des interlocuteurs et insertion mesurée d’éléments visuels (captures d’écran, messages, extraits d’audition) pour que l’enquête avance sans sensationnalisme gratuit. Sa signature est de chercher la vérité factuelle tout en ménageant l’espace de parole des victimes — une ligne difficile que le film suit majoritairement avec réussite.
La figure problématique du bourreau
Ce qui semble ici jouer le rôle des « acteurs », ce sont d’abord les témoins : Lauryn Licari, son ex-petit ami Owen McKenny, leurs parents, des camarades de classe et des membres des forces de l’ordre impliquées dans l’enquête. Le film donne aussi la parole aux enquêteurs (locaux puis fédéraux) qui reconstituent la piste technique menant à l’adresse IP et aux méthodes de falsification des numéros. Enfin, et c’est la décision la plus discutée, la réalisatrice inclut des images et des entretiens avec Kendra Licari elle-même — la femme qui a admis avoir envoyé des centaines de messages haineux et qui a été condamnée en 2023. La présence de Kendra à l’écran alimente la tension morale du documentaire : faut-il donner une tribune à l’auteur des faits ? Borgman explique que l’interview permet de documenter le motif apparent et de montrer la chute d’une famille, mais la décision a évidemment divisé critiques et spectateurs.
Docu d’enquête
Stylistiquement, Unknown Number s’appuie sur une production « documentaire d’enquête » classique, mais techniquement très maîtrisée. Le film mêle interviews face caméra, images de caméras corporelles et vidéos de procédure policière, captures d’écran des messages et des apps utilisées pour falsifier les numéros, ainsi que reconstitutions discrètes quand il le faut. Borgman et son équipe ont intégré des séquences d’auditions et des preuves judiciaires, tout en filmant les lieux et les visages des protagonistes pour mesurer l’onde de choc dans la communauté. Ce tressage d’éléments donne au spectateur la sensation d’une enquête progressive, presque policière, où la preuve technique (logs téléphoniques, traces numériques) finit par l’emporter sur la rumeur.
Quand les témoins deviennent performeurs involontaires
Dans un documentaire, « jouer » ne veut rien dire au sens traditionnel, mais il existe des moments où la présence à l’écran transforme un témoin en figure tragique. Lauryn Licari, en racontant l’érosion de sa vie sociale, offre des moments d’une franchise saisissante ; Owen et leurs familles livrent des séquences de douleur et d’embarras public très puissantes. Kendra Licari, quant à elle, apparaît sous un jour qui déconcerte : ses paroles — parfois explicatives, parfois défensives — sont autant de pièces du puzzle psychologique. Le montage de Borgman choisit rarement la mise en scène outrancière et préfère que la vérité des visages parle. Le résultat : la « performance » la plus forte est celle de la réalité elle-même, quand elle s’expose sans artifice.
Choc et débat en première ligne
À sa sortie, le documentaire a suscité un mélange de stupeur et de débats. Les médias grand public ont mis en avant la révélation du coupable et la mécanique technique de son acte, tandis que des commentateurs ont critiqué l’éventuelle mise en lumière excessive de la figure du bourreau. Le film a rapidement figuré en tête des visionnages sur Netflix et alimenté des discussions virales sur les réseaux à propos de la responsabilité parentale, des limites du true crime et du traitement des mineurs dans les récits médiatiques. Les réactions révèlent la force du matériau : le retournement factuel — la découverte du rôle de la mère — est si saillant qu’il occulte parfois les questions plus fines que le documentaire tente pourtant de poser.
Éthique documentaire : la polémique de donner la parole au bourreau
Un des points les plus débattus autour de Unknown Number est la décision d’inclure Kendra Licari comme source à l’écran. Certaines voix estiment qu’entretenir sa parole peut être revictimisant pour Lauryn et participer à un récit trop centré sur l’auteur du crime. D’autres arguent que comprendre le mobile, même incompréhensible, aide à prévenir des drames futurs. Le film ne tranche pas définitivement : il donne des éléments, des aveux, des circonstances, et laisse le spectateur peser. Borgman a expliqué dans des entretiens qu’elle a pesé l’impact et que l’inclusion a été validée par des conseillers et par la nécessité d’archiver un témoignage judiciaire — une décision qui n’enlève rien au malaise ressenti par beaucoup de spectateurs.
Utilité sociale
Au-delà du choc narratif, Unknown Number remplit une fonction civique : il met en lumière des méthodes d’anonymisation de masse, la facilité avec laquelle un numéro peut être usurpé et la manière dont les réseaux sociaux et la peur accélèrent la stigmatisation. Les séquences d’enquête technique sont didactiques sans être didactiques, et plusieurs journalistes ont relevé l’intérêt pédagogique du film dans les lycées comme dossier d’étude sur le harcèlement en ligne et les preuves numériques. C’est là une utilité concrète : transformer un fait divers en matériel pédagogique pour prévenir et sensibiliser.
Ce qu’il aurait pu approfondir
Malgré sa force, le film n’épuise pas toutes les questions. Le recours à la voix de la coupable laisse un goût amer chez certains ; la part institutionnelle — comment l’école, les réseaux sociaux et la première enquête ont pu alimenter la stigmatisation — aurait mérité un peu plus d’investigation systémique. Enfin, on peut regretter que l’analyse psychologique s’appuie surtout sur des témoignages et des éléments judiciaires sans toujours convoquer suffisamment d’experts en psychologie clinique ou en sociologie des médias pour resituer le cas dans une plus large série. Ces manques n’invalident pas le film, mais ils limitent sa portée explicative.
Un documentaire dur, nécessaire et percutant
Unknown Number: The High School Catfish n’est pas un plaisir passager. C’est un film qui heurte, questionne et expose la fragilité des liens dans l’ère numérique. La réussite de Skye Borgman tient à sa capacité à raconter une enquête technique tout en respectant les blessures humaines qui en découlent. Si la décision d’inclure la voix de la coupable reste controversée, le documentaire remplit, de façon claire, sa mission d’alerte : montrer comment la technologie peut être détournée pour blesser, et comment la communauté réagit parfois avant même une preuve. Pour qui s’intéresse au vrai crime contemporain et à la prévention du harcèlement en ligne, ce film fait office d’outil précieux — rude, mais nécessaire.
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